, Le Lavalois, Sainte-Brigitte-de-Laval, décembre 2021
« Anticosti est le meilleur laboratoire naturel du monde pour l’étude des fossiles et des couches sédimentaires de la période géologique allant de la fin de l’Ordovicien au début du Silurien, soit de 447 à 437 millions d’années, durant laquelle a eu lieu la première extinction de masse de la vie sur Terre », souligne le géologue, stratigraphe et paléontologue André Desrochers de l’Université d’Ottawa. Ce dernier est coauteur d’un article paru dans Nature Geoscience qui relate les résultats d’une étude cherchant à mettre en lumière la cause de cette première extinction. La vie était surtout concentrée dans les mers peu profondes près des continents. Anticosti était alors une mer tropicale peu profonde, située un peu au sud de l’équateur.
« En plongeant en apnée dans une mer de l’Ordovicien, on aurait vu des groupes familiers comme des palourdes, des escargots, des éponges, des coraux, mais aussi de nombreux autres groupes dont la diversité est aujourd’hui très réduite, et même des groupes qui sont complètement éteints : donc, beaucoup d’invertébrés, mais pas tout à fait les mêmes qu’aujourd’hui, et peu de vertébrés comme tels, donc très peu de poissons. Et sur les terres émergées, que des plantes très primitives », décrit M. Desrochers.
Cette extinction massive de la fin de l’Ordovicien – la première des cinq extinctions de masse qu’a connues la vie sur Terre – entraîna la disparition d’environ 85 % des espèces en l’espace de plusieurs centaines de milliers d’années, voire d’un million d’années. Les chercheurs pensent que ce serait une diminution de la concentration en oxygène dans l’eau de mer qui aurait engendré l’extinction. Une équipe multidisciplinaire de chercheurs, incluant André Desrochers, fait appel à un indicateur géochimique indirect (proxie) pour vérifier cette hypothèse dans les roches sédimentaires de l’île. À partir des données recueillies dans les roches, les chercheurs constatent que les mers peu profondes étaient bien oxygénées immédiatement avant l’extinction massive, et qu’elles le sont restées pendant et après celle-ci.
Il faut donc abandonner la théorie de la diminution d’oxygène
« Ce fut une surprise pour nous, parce que selon l’interprétation traditionnelle, l’anoxie [diminution d’oxygène] était la cause de la dégradation des écosystèmes », relate le chercheur. L’étude a également révélé que tandis que les mers peu profondes étaient demeurées bien oxygénées pendant toute cette période, l’anoxie s’était quant à elle grandement accrue dans les parties profondes des océans.
Alexandre Pohl, expert de la modélisation climatique dans les temps géologiques anciens, premier auteur de l’article, a procédé à une modélisation avec les données géochimiques obtenues, en y ajoutant des informations sur la paléogéographie des continents et des océans d’il y a 445 millions d’années et les caractéristiques du climat de l’époque qui traversait une intense période glaciaire.
« Cette modélisation est venue corroborer nos hypothèses élaborées à partir des proxies géochimiques. Donc, oui, à la fin de l’Ordovicien, on a vu se mettre en place un océan stratifié, dont la partie supérieure où vivaient la plupart des organismes était toujours oxygénée, alors que la partie inférieure était devenue anoxique.
Et comme la vie était concentrée dans les parties peu profondes, l’anoxie n’a donc pas joué le rôle qu’on pensait dans l’extinction », résume M. Desrochers.
Ce serait plutôt un grand refroidissement des parties peu profondes qui aurait entraîné l’effondrement de la biodiversité, car on sait qu’il y a eu de grandes glaciations à cette époque. Les chercheurs ont également mesuré les mêmes rapports géochimiques au Nevada. Ces derniers se sont avérés similaires à ceux d’Anticosti, alors que le Nevada était pourtant situé à plus de 1 000 kilomètres d’Anticosti à cette époque et qu’il ne baignait pas dans le même océan. « Cela confirme donc que le signal est bien global et non pas simplement local ».
« Il y a peut-être d’autres facteurs qui se combinent à ce refroidissement global, mais ce sont les études des prochaines années qui nous permettront de les connaître », affirme le géologue. De plus, le fait de comprendre les conditions environnementales qui ont mené à de telles extinctions de masse pourrait nous aider à prévoir et à prévenir qu’un événement similaire se produise à nouveau.
Candidature à L’UNESCO
Les chercheurs croient que cette découverte fondamentale viendra étoffer le dossier de candidature d’Anticosti pour son accession à la Liste du patrimoine mondial de l’UNESCO. En figurant sur cette liste, le site sera protégé à perpétuité et aura droit à un financement de l’UNESCO pour que des professionnels assurent la protection, la conservation et l’interprétation du site.
« Anticosti est sans contredit le meilleur endroit au monde pour l’étude de la première extinction massive qu’a connue la vie sur Terre. Parmi la quarantaine de sites du même âge, il est le plus riche, le plus complet, le mieux conservé et où les strates sont très bien exposées », note M. Desrochers. Il relève que plus de 1450 espèces ont été décrites dans ses roches, alors qu’à peine une centaine ont été répertoriées sur le site le plus intéressant après Anticosti.
La municipalité d’Anticosti et ses nombreux partenaires (parmi lesquels des ministères québécois et des représentants de la nation innue) doivent soumettre un dossier de candidature d’ici la fin de l’année à l’UNESCO dans l’espoir que 550 kilomètres de littoral et les affleurements des rivières Jupiter et Vauréal soient inscrits sur la Liste du patrimoine mondial.
Références : Journal Le Devoir, 11 novembre 2021, Anticosti révèle le secret de la première extinction massive, par Pauline Gravel.