Paulette Vanier, Le Saint-Armand, Armandie, avril-mai 2020
En ce jour frisquet et légèrement neigeux de février, je roule à petite vitesse quand, soudain, se dresse devant moi une étrange apparition : monté sur de hautes échasses, un homme nu-tête et portant bouc blanc arpente la rue Principale de Dunham d’un pas allègre comme s’il avait une rencontre pressante avec d’autres membres d’un quelconque peuple des hauteurs.
Rendez-vous est donc pris pour une entrevue avec Grégoire Dunlevy et Carole Ferrer, tous deux échassiers et, par ailleurs, artistes/artisans. Devant leur café/atelier/boutique, une girafe sortie tout droit d’un conte de fée nous accueille. Bienvenue au Havre distorsionné !
Mosaïques, mes amours
Créée dans le cadre d’une exposition collective organisée par la coopérative artistique Arto de Saint-Jean, sur le thème « Le jeu dans les règles de l’art », l’œuvre fétiche de Carole, La Dame de Cœur, reste l’une de ses préférées.
Née en France et arrivée au Québec à l’âge de dix ans, Carole Ferrer a suivi initialement une formation de pépiniériste et d’horticultrice, manière de gagner sa vie. Couturière aussi et costumière pour diverses compagnies de patin artistique, elle a fait du vitrail et commis quelques bouquins sur la question avant de prendre un certain recul par rapport à cette technique coûteuse et quelque peu polluante.
« C’est vers la mosaïque que je reviens toujours » confie-t-elle. Cette discipline, qui ne nécessite ni chaleur, ni lasure, ni consommation électrique, consiste simplement à coller à froid des petits bouts de verre ou de céramique qui, ensemble, racontent une histoire, souvent fabuleuse. Comme on peut s’y attendre, ce choix s’accompagne inévitablement d’une grande préoccupation en matière d’environnement. Carole Ferrer veut créer sans polluer, c’est inscrit dans le contrat qu’elle a passé avec elle-même. Ça s’entend et, compte tenu des contraintes qui en découlent, ça force l’admiration.
Métier : saltimbanque (entre autres choses)
Difficile de dresser le parcours de cet être polyvalent qu’est Grégoire Dunlevy. Il vaut mieux, d’ailleurs, y renoncer et se contenter de quelques fragments épars d’une vie qui, chez d’autres, en remplirait au moins trois. Né à Ottawa en 1943, puis venu s’établir à Montréal avec sa famille en 1946, ce véritable touche-à-tout semble ensuite s’être propulsé dans toutes les directions à la fois. En l’écoutant, on a l’impression que c’est l’agitation qui l’apaise. Saltimbanque, échassier, danseur, flutiste, saxophoniste tout à la fois, il a posé ses pénates à mille endroits, en Gaspésie, au Nouveau-Brunswick, en Floride, à la Nouvelle-Orléans, à Vancouver, à Montréal, pour repartir chaque fois à l’aventure. Puis, il a rencontré Carole, a quitté Montréal et sa vie agitée pour s’installer à la campagne à ses côtés et ranger son baluchon.
D’abord artisan du cuir, métier qu’il exerce toujours en 2020, il découvre, en 1981, l’univers des échasses à l’occasion d’un spectacle que donnent dans le Vieux-Port de Montréal les Échassiers de Baie-Saint-Paul, devenus célèbres depuis pour avoir fondé le Cirque du Soleil. Fasciné, il décide que, un jour, il montera sur des échasses, ce qui se produit deux ans plus tard, sous la guidance d’Annick Detolle, échassière française désormais installée au Québec.
À compter du milieu des années 1995, sa réputation d’échassier faite, il participe à divers événements culturels d’importance, dont le Festival Juste pour Rire, avec lequel il collabore durant plusieurs années, notamment à l’occasion de La Parade Blanche, en 2008, organisée sous la direction artistique de Danielle Roy. Il faut le voir dans une vidéo tournée en 2010 alors que, juché sur ses échasses et portant veste noire et pantalon aux jambes interminables, il gravit les marches d’un escalier d’un immeuble du centre-ville tout en jouant du saxophone !
Maître échassier, il forme la relève et donne des cours de perfectionnement ; il dessine aussi des modèles d’échasse et en expérimente plusieurs. Consacré Étoile du métro en 2017, il aura donné de nombreuses performances dans les couloirs souterrains du « chemin de fer métropolitain » et, en tant que président du Regroupement des musiciens du métro de Montréal, aura défendu bec et ongles les droits des artistes à s’y produire.
Août 2014 : lors d’une vente de trottoir où Carole offre ses mosaïques, Grégoire passe par là et s’arrête devant la Dame de cœur. Il repassera à deux reprises avant que ne s’entame la conversation. La suite est prévisible : il faut peu de temps avant qu’ils forment un couple inséparable et que Grégoire offre à Carole de lui enseigner l’art des échasses. Depuis, elle l’accompagne dans la plupart de ses animations, en compagnie de Verly et Croque-Tout, les marionnettes qui savent si bien parler aux enfants.
En 2018, ils décident de s’installer à Dunham et fondent le Havre distorsionné. L’observateur curieux qui découvrira les œuvres et les productions artisanales habillant murs et meubles et qui écartera un rideau ou jettera un œil derrière un paravent constatera que se trouve là, en condensé, l’essentiel de ce qui a constitué leur riche parcours au fil des ans. Un concentré aussi de cette féérie qu’ils ont décidé de mettre résolument de l’avant et qui, sans gommer les tourments qui affligent tout un chacun, les repousse momentanément.
Chacun à sa manière, Carole et Grégoire se sont également engagés pleinement dans la défense des causes sociales et environnementales qui leur tiennent à cœur. Sensibles à la beauté du monde, oui, mais pas ignorants de sa laideur.
Drôles d’oiseaux
Le mot « échassier » évoque habituellement dans notre esprit le bécasseau, la cigogne, la grue, le héron, le pluvier ou d’autres oiseaux semblables ayant pour caractéristique d’être juchés sur de longues pattes leur permettant de pêcher dans les eaux peu profondes des marais ou du bord de mer.
Mais les échassiers, ce sont aussi ces bergers des landes, facteurs et coureurs de nouvelles, « tchatcheux » de Namur, pêcheurs sri-lankais, plâtriers français, peintres en bâtiment, laveurs de vitres, poseurs de carreaux de plafond, cueilleurs de fruit marocains ou californiens qui, à travers les âges et, pour certains, depuis l’Antiquité grecque, ont compté sur les échasses pour effectuer certaines tâches nécessitant d’être en hauteur. Ce sont aussi ces danseurs, coureurs, jouteurs, artistes du cirque.