Julien Boisvert, Le Mouton NOIR, Rimouski, janvier-février 2020
Le documentaire Nin e tepueian — Mon cri, réalisé par Santiago Bertolino, apparaîtra familier à qui fréquente Rimouski. Le film qui suit l’artiste et militante innue Natasha Kanapé Fontaine fait notamment une escale au Salon du livre de Rimouski, une ville où Natasha a passé ses années de cégep et laissé sa marque dans le paysage culturel. Quant à Santiago, aussi caméraman, preneur de son et monteur du film, il confessera durant l’entrevue être un « lecteur assidu et admiratif » du Mouton Noir. De beaux mots qui ne nous empêcheront pas de lui poser des questions qui mordent…
Mouton Noir – En tant que réalisateur « blanc », avais-tu peur de reproduire une dynamique coloniale avec ton sujet?
Santiago – Ça fait longtemps que je m’intéresse aux enjeux des communautés autochtones. Dans les années 1980, mon père produisait une série documentaire qui s’appelait Les légendes indiennes. Le nom de la série a plutôt mal vieilli, mais l’approche de mon père était apparemment très respectueuse, du moins selon les aînés que j’ai rencontrés dans les communautés. Le plus important, c’est d’écouter ce qui émerge d’eux au lieu d’essayer d’orienter leurs réponses. Ça a été vu dans certains documentaires québécois : des cinéastes non autochtones qui voulaient prouver une thèse et retenaient juste les éléments qui alimentaient leur scénario.
M.N. – Donc tu n’avais vraiment pas de scénario avec Natasha
Santiago – Non, je ne savais pas du tout quelle direction allait prendre le film. Natasha fait plein de choses, elle crée du théâtre, elle fait des manifestations contre les pipelines, elle écrit des poèmes sur la colonisation. Je faisais juste la suivre et je captais ce qui arrivait, sans intervenir. C’est ça qu’on appelle l’approche du cinéma direct. Il faut attendre l’étape du montage pour voir quelle thématique va émerger. C’est en classant les 180 heures de tournage que j’ai compris que la langue serait la question centrale du projet.
M.N. – C’est beaucoup 180 heures! Doit-on en comprendre qu’elle se laissait filmer facilement?
Santiago – Au début oui, elle était moins connue, moins sollicitée. Mais quand les médias ont commencé à s’intéresser à elle, avec leurs propres caméras, la dynamique a changé. Ça lui arrivait plus souvent d’être tannée et de me demander de fermer ma caméra. De mon côté, je ne voulais pas insister, autrement je me serais senti comme le blanc colonisateur justement. En cinéma direct, c’est important d’écouter la limite que le personnage communique. Si tu dépasses cette limite, tu risques de perdre ton personnage. Mais c’est frustrant des fois, il y a vraiment de belles occasions qu’on doit laisser passer. J’ai suivi Natasha à Standing Rock aux États-Unis, où plusieurs nations autochtones étaient réunies pour bloquer le pipeline Dakota Access. C’était un moment de grande émotion, il y avait un bouillonnement culturel intense. Mais comme je sentais que Nathasha voulait vivre ça en retrait des caméras, je n’ai pas beaucoup filmé malheureusement. J’ai dû respecter sa limite.
M.N. – Standing Rock, Rimouski, Montréal… Dirais-tu que c’est un film de roadtrip?
Santiago – On est allés aussi en Haïti, en Slovénie, à Kuujjuaq… Ce n’est pas tant un roadtrip que l’expression du nomadisme de Natasha. Elle se définit comme une nomade, comme l’était son peuple avant d’être sédentarisé par la colonisation. Mais ce mouvement sur le territoire, c’est aussi un mouvement sur le plan de la pensée. Au contact des gens qu’elle rencontre, sa prise de parole évolue tout le temps, sa pensée est toujours mouvante. La seule constante qui teinte son travail, c’est « les blessures de la colonisation » comme elle l’appelle.
M.N. – Il y a beaucoup de documentaristes dans la région, notamment avec le programme au Cégep de Rivière-du-Loup et Paraloeil à Rimouski, Tapis Rouge Films, etc. Quels conseils leur donnerais-tu pour les aider à trouver du financement, très rare ces temps-ci?
Santiago – Moi, je fonctionne toujours de la même façon. Je suis happé par un sujet d’actualité et je me lance dans l’action. Je commence tout de suite à tourner, sans scénario, sans subvention. Puis une fois que j’ai un démo satisfaisant, j’approche des bailleurs de fonds. C’est ça que j’ai fait avec Carré rouge sur fond noir. Je suivais la grève étudiante de 2012 depuis un certain temps avec mon coréalisateur Hugo Samson et on a décidé de présenter un démo à Télé-Québec. Cela dit, il y a un inconvénient avec cette méthode : il faut souvent que je fasse le tournage à mes frais. Par exemple pour Nin e tepueian — Mon cri, il y avait beaucoup de dépenses de voyage, il a fallu que je passe le chapeau. Je suis même allé à Kuujjuaq grâce au maire de la place qui m’a payé le billet! Un autre conseil – ou c’est peut-être plus de la chance : les enjeux qui m’intéressent deviennent souvent des sujets d’actualité après que j’ai commencé un projet. Par exemple, je travaille depuis deux ans sur un film qui parle de l’Amazonie, puis tout d’un coup, l’été dernier, les projecteurs se sont tournés vers la forêt amazonienne à cause des feux de forêt. Autrement dit, il faut être un peu devin pour réussir. D’ailleurs, je pourrais donner mes prédictions aux documentaristes qui cherchent le prochain sujet chaud : la révolte contre tout, la révolte totale… Mais faites vite, parce que c’est déjà commencé à Hong Kong, au Chili, en Irak!
Paraloeil présentera Nin e tepueian — Mon cri en février. Pour plus de détails, consultez www.paraloeil.com.