Claude Cossette, La Quête, Québec, mars 2017
Un de ces matins, sans douter de mon talent, mon père me dit : « Claude, fais-moi une belle affiche qui annonce mon local à louer. » J’ai 14 ans. Comment faire ? Mon expérience de publicitaire est bien mince, c’est une évidence. Il est vrai que je suis connu dans la famille comme ayant un certain talent pour le dessin. L’année précédente, le frère Arsène louangeait les « œuvres » que je réalisais au cours de dessin du vendredi après-midi.
La première affiche
« Fais-moi une affiche », a dit Papa. J’enfourche mon vélo en direction de la quincaillerie Juneau de Limoilou, qui vend également du matériel d’artiste. J’y achète un pinceau rond, quelques feuilles de carton et un pot de gouache turquoise.
De retour à la maison, j’ouvre le pot : une odeur caractéristique s’en échappe. Je m’installe à la table de la cuisine, je tire un carton de sa pochette et, à la mine de plomb, je trace les mots « Local à louer » en beaux scripts disposés sur deux lignes centrées dans la page en format paysage. Mon pinceau à pointe m’attend sur la table. Je le plonge dans la gouache, l’affûte en traçant quelques droites sur un carton d’appoint et retiens mon souffle pour tracer le L initial, que je termine en une élégante arabesque. Puis, je continue avec les minuscules. Ce pinceau obéit à la main comme un doigt, laissant derrière lui de parfaites courbes de pigments. Quand j’ai terminé, j’évalue le résultat. Quelques bavures s’échappent ici et là, mais l’ensemble me paraît réussi. Je descends livrer sa commande à mon père. « C’est ben beau, mon Claude », juge-t-il. Et il appose aussitôt mon affichette dans la vitrine du local à louer.
Le voisin généreux
Je suis content de mon expérience et, mon père et moi, nous espérons que cette annonce attirera rapidement l’œil d’un nouveau locataire. Elle éveille d’abord l’attention d’un voisin, monsieur Tremblay, un artiste publicitaire employé par la grande entreprise Rock City Tobacco. Un jour, je le croise et il me dit : « Claude, ton affiche est bien, mais tu peux faire mieux. Je vais te montrer comment ». Je le suis chez lui, et c’est là que je reçois ma première leçon de lettreur d’enseignes. « D’abord, pour lettrer, il faut utiliser un pinceau plat à bout carré, un quill en poils de marte. Comme celui-ci, dit-il en tirant un pinceau d’un pot. Tu le tiens en posant ta main droite sur ta gauche pour éviter de trembler. Comme ça ! »
Terminant les jambages par un trait perpendiculaire, il trace un magnifique L majuscule, net comme une lettre d’imprimerie. Je fonds d’admiration. J’envie son pinceau magique. « Tiens ! Je te l’offre. » J’attrape le pinceau, pars en courant presque, le tenant comme une relique au manche vernis étincelant, sur lequel est gravé le mot Grumbacher en lettres d’or.
Le pinceau de mon avenir
Je l’ai utilisé longtemps, ce pinceau, le trouvant souple à la main et obéissant à l’esprit. Je l’ai gardé jusqu’à ce que la peinture du manche s’écaille et qu’il ne reste pratiquement plus de poils attachés à sa virole. Ce pinceau fut le déclencheur de ma carrière de communicateur. Par la suite, j’ai terminé le programme d’art publicitaire de l’École des beaux-arts de Québec. Sans que je m’en rende trop compte, les professeurs de cette école ont influencé ma façon d’exercer mon métier : de lettreur d’enseignes, je suis devenu artiste publicitaire, graphiste publicitaire, puis publicitaire tout court et, enfin, stratège en communication.
La communication est devenue une passion pour moi. J’ai poursuivi sans relâche ma formation en lisant des livres techniques, en assistant à des congrès, en terminant des études spécialisées, en discutant du métier avec mes camarades, et ainsi de suite.
Sans m’en apercevoir, j’ai constaté que mon expertise se différenciait de celle de mes concurrents et que ma réputation de communicateur chevronné se répandait. Si bien que la petite entreprise que j’avais lancée est devenue parmi les plus connues du domaine de la communication publicitaire. Tout ça grâce à un petit pinceau offert en cadeau à un adolescent banal par un voisin généreux. Je me suis toujours rappelé l’attention que monsieur Tremblay avait eue pour moi, et ce pinceau usagé qu’il m’avait offert — qui est finalement devenu le pinceau de mon avenir. C’est ce qui m’a incité à penser que je pourrais, comme cet homme, aider des jeunes qui rêvent d’une carrière dans mon domaine d’activité : je me suis consacré à l’enseignement de la communication et, au sein de l’organisme Sage mentorat d’affaires, je donne un coup de pouce aux jeunes qui désirent progresser dans la réalisation de leur rêve.