Dominique Gobeil, La Vie d’ici, Shipshaw, octobre 2016
Avant d’embarquer un criminel dans mon auto, j’ai toujours pensé que ma mère se faisait du souci pour rien à mon sujet. Je vous explique.
Comme plusieurs jeunes de ma génération, je suis une adepte du covoiturage. Au mieux, la route passe plus vite avec des passagers de conversation agréable. Au pire, on se dit que l’essence est payée. «Mais comment tu peux être sûre que ce sont des gens fiables?», s’inquiète ma mère avant chaque départ. Cette question, que je rejette toujours du revers de la main, mériterait probablement une réflexion plus approfondie.
Il y a quelques semaines, je décide de visiter mon meilleur ami à Québec. La veille, j’offre les places libres dans mon véhicule sur Facebook, dans un groupe de covoiturage. Un type me répond, on s’échange nos numéros de cellulaire et on se rejoint le lendemain midi dans un dépanneur.
On jase pas mal, le jeune homme est un touriste amoureux de plein air; son enfance a l’air d’avoir été un peu difficile, mais il semble s’en être bien sorti. Je le laisse finalement à la gare d’autocars à Sainte-Foy.
Trente minutes plus tard. Me voilà avec mon ami en train de nous balader dans la capitale. Mon cellulaire sonne, le numéro est masqué. Une voix grave d’homme m’apostrophe.
– Dominique, es-tu sur Bluetooth?
– Non, je ne conduis pas, je suis dehors.
– Es-tu avec quelqu’un présentement?
– Oui…
– D’accord, fais comme si tu me connaissais.»
Il faut noter qu’ici, je n’ai toujours aucune idée au sujet de l’identité de mon étrange interlocuteur, et je commence un peu à m’inquiéter. Est-ce que mes parents vont bien? Quelqu’un est mort?
Il me pose des questions sur mon passager. Je suis soulagée, mais de plus en plus intriguée.
«À qui je parle?», demande-je enfin.
«Tu parles à la police.»
J’allume alors. Dans le journal reçu le matin même à la maison, il y avait justement un article avec la Sécurité publique de Saguenay qui recherchait un fraudeur. J’avais pesté en regardant la photo. «C’est tout petit et l’image n’est pas nette, on ne pourrait jamais le reconnaître!»
Un gars de 27 ans, décrit comme un homme «de belle apparence», résidant à Laval et portant une barbe fournie, avait répété un stratagème dans plusieurs commerces de la région. Exactement comme le type avec qui je venais de passer deux heures en voiture sans le trouver louche. Le supposé fraudeur prenait un item dans une boîte coûtant environ 50 $, échangeait son contenu pour des babioles d’à peu près le même poids et retournait voir le commis pour se faire rembourser. Sauf qu’avant, il passait par le rayon du produit, remettait son carton usagé sur la tablette et en prenait une nouvelle. Le suspect pouvait confronter l’employé sans aucun stress, repartir de nouveau avec tous ses sous en poche et vendre sur le marché noir un beau séchoir à cheveux neuf.
Pendant que j’accueillais naïvement mon passager au dépanneur plus tôt, un passant avait reconnu le jeune voleur et a eu le temps de prendre en note mon numéro de plaque. Les policiers ont retracé mon nom et mon adresse. En parlant à mes parents, ils ont compris que je n’étais pas complice avec l’individu et m’ont joint sur mon cellulaire. J’ai fait de mon mieux et donné une description fidèle de mon fraudeur. Même si j’avais surtout regardé la route, je me rappelais assez bien ses vêtements, et surtout ses deux sacs de sport sûrement plein d’objets volés. J’ai aussi donné son numéro. J’étais sur les nerfs comme les personnages des romans policiers.
Quelques jours plus tard, j’ai passé au poste de police pour compléter ma déposition. L’enquêtrice au dossier m’a confié que le suspect avait été identifié et qu’il ne manquait plus que l’obtention du mandat d’arrestation pour aller l’appréhender. Au moment où vous lirez ces lignes, il sera peut-être même déjà sur la liste des comparutions au palais de justice!
Quant au covoiturage, j’essaie de convaincre ma mère que la promesse d’embarquer seulement des filles à l’avenir n’est pas nécessaire.