Jean-Philippe Thibault, Graffici, Gaspé, septembre 2024
Dans la constellation des ouvrages lancés pour la rentrée, L’étoile taillée est un astre singulier. Autant de par sa forme – un récit poétique kaléidoscopique – que par le fond; la vague des émotions d’une mère devenue proche-aidante qui doit naviguer avec la nouvelle que sa fille est neurodivergente, luttant férocement contre son envie de mourir.
Cette mère, c’est Émilie Devoe. Native de Sept-Îles, elle a posé ses valises à Gaspé en 2006. Formée en histoire à Montréal et Rimouski, elle a un temps oeuvré au Musée de la Gaspésie et travaille aujourd’hui pour Parcs Canada, en conservation du patrimoine culturel. Littérairement, elle s’est fait connaître avec deux albums jeunesse : Charlot Tempo, une (vraie!) histoire de fou (Bayard, 2016) et Parole de mousse! Mon ABC-Mer du Québec
(Bayard, 2020).
Cette fois, l’autrice nous amène complètement ailleurs en proposant une incursion très intime dans sa vie et celle de sa fille, Rose, qui a participé au projet. Il s’agit de son premier recueil de poésie. « C’est né au moment où j’accompagnais ma grande fille, qui entrait dans l’adolescence. Les premières années ont été particulièrement houleuses, avec de l’anxiété sévère et des humeurs dépressives. L’écriture a été un moyen de continuer à respirer à travers tout ça; la pierre au fond de l’eau qui te permet de te hisser pour prendre ton souffle. J’avais besoin d’extérioriser tout ça, de me le sortir du ventre. »
Au départ, l’idée était tout simplement de coucher sur papier les hauts et les bas de ce nouveau quotidien. Aucun projet de publication n’y était associé; le pouvoir cathartique des mots guidant la plume de l’écrivaine à travers ce raz-de-marée d’émotions, sous forme d’un journal. « Quand ma fille m’a demandé ce que j’écrivais, je lui ai répondu que je ne savais pas trop, mais que c’était sur ce qu’on vivait. Quand elle l’a lu, elle m’a dit qu’elle voulait que d’autres puisse en faire autant. Elle a beaucoup souffert de se sentir incomprise et qu’on ne prenne pas sa souffrance au sérieux, parce qu’elle était à l’adolescence et que c’est difficile; les hormones, le secondaire, la COVID. Mais c’était beaucoup plus profond que ça. Ç’a été long avant qu’on la prenne au sérieux. C’est pour sensibiliser les adultes aussi.»
En rassemblant les textes – écrits pendant environ deux ans, pour la plupart sur un téléphone portable dans une salle d’attente ou à l’hôpital – le véhicule du récit poétique s’est rapidement imposé puisque malgré le format, l’histoire a une trame narrative en bonne et due forme avec un début et une fin. La puissance des images qui véhiculent les émotions se portaient également mieux en poésie. Le récit comprend des vers, des listes, des citations, des dialogues, une berceuse. L’écriture est toujours précise et efficace; sans artifice. « C’était la forme qui était à la hauteur de l’intensité que je vivais », résume l’autrice.
De son côté, Rose a été impliquée dans la sélection des textes, certains étant parfois trop intimes ou trop personnels. La maison d’édition du Noroît a par la suite embarqué dans le projet. Une version préliminaire de l’ouvrage avait préalablement été présentée au festival le Jamais lu en 2023, avec une mise en scène de Véronique Côté et trois comédiens, ce qui a permis d’en voir tout le potentiel.
Donner au suivant
Malgré quelques appréhensions au départ de partager un récit aussi intime au sein d’une communauté où tout le monde se côtoie, le duo mère et fille a plongé dans l’aventure. « On a décidé de faire confiance aux gens. Et on a eu raison. Depuis le lancement, ils ont été très respectueux et bienveillants. Il y a beaucoup de douceur autour de tout ça. Et surtout, il n’y a rien de gênant là-dedans. Ce sont des parcours difficiles et douloureux, mais on s’en sort et il y a une grande fierté! »
Pour Rose, trois années d’errance diagnostique ont abouti à un syndrome d’Asperger (ou autisme de haut niveau). Ce trouble du spectre autistique est plutôt rare chez la gent féminine. Il est très peu connu et rarement diagnostiqué. Depuis la parution de l’ouvrage, force est de constater que le duo a eu raison de partager leur récit. « Le nombre de témoignages que je reçois, c’est vertigineux, se surprend l’écrivaine. Des fois, juste de se sentir moins seul, ça peut être aidant; pour les parents aussi. Quand on parle de santé physique – et sans faire une gradation des souffrances – on dirait qu’on peut plus facilement en parler. Il y a moins de jugements, de tabous; plus d’ouverture qu’en santé mentale. Il y a vraiment un double standard. »
Le but est également de faire changer les choses, notamment en améliorant le nombre de ressources sur le terrain. Rose a dû être hospitalisée à trois heures de route de chez elle, dans une unité à sécurité maximale. « Tu as des jeunes suicidaires qui sont des plaies ouvertes; souffrant comme c’est pas possible, qui sont gardés à travers de jeunes contrevenants, avec une approche d’intervention qui est la même … C’était tellement inadéquat. Le milieu n’est pas adapté pour ça, clairement. Il faut améliorer les choses pour les prochains ados qui arrivent en détresse psychologique à l’hôpital », lance la mère, non sans émotions.
Et elle ne blâme pas les individus sur place, mais se questionne sur les choix de société et les ressources attribuées à la santé mentale des adolescentes. Les redevances de l’ouvrage seront d’ailleurs remises à la Fondation Jeune en tête, qui travaille en prévention et en sensibilisation de la détresse psychologique chez les adolescents de 12 à 18 ans, partout au Québec. « Ce sont des approches adaptées avant que ça se mette à déraper. C’est un travail fondamental qui doit être soutenu. C’est important pour nous de partager publiquement quelque chose d’aussi intime, qui serve à quelque chose de plus grand que nous. Qu’on fasse oeuvre utile et qu’on contribue à notre petite manière à nous. »
Sans trop avoir peur de se tromper, sur ce point, il est possible d’affirmer que c’est mission réussie.