Sur un plateau d’argent

Michael Henri Lambert, La Vie d’Ici, Shipshaw, Décembre 2022

 

Ce n’est pas une histoire que je vous aurais raconté, n’aurait été de l’insistance des camarades de La Vie d’Ici. Non pas par manque de fierté du travail accompli, mais plutôt qu’il me semble difficile de poser un regard juste sur une histoire qui n’est pas encore terminée. Voilà donc un bref résumé d’une aventure un peu folle qui, jusqu’au moment d’écrire ces lignes, se déroule à merveille.

Les lecteurs assidus du journal savent que je ne vis malheureusement plus au Saguenay et que j’ai déposé mes pénates à un endroit qui – contre toutes attentes – existe réellement, Tête-à-la-Baleine, Basse-Côte-Nord.

Et de Tête-à-la-Baleine, l’année 2022 a été diablement occupé pour moi.

Crise humanitaire en Ukraine

Ma copine et moi avons suivi avec beaucoup d’attention l’invasion russe de l’Ukraine depuis la fin février. Notre village d’adoption est fortement dévitalisé et a perdu les trois-quarts de sa population dans les dernières décennies. Pire encore, des discussions ont eu lieu il y a de cela deux ans quant à l’avenir de l’école puisqu’elle ne comptait que trois élèves, du primaire au secondaire.

Touchée par la crise humanitaire en Ukraine, ma copine a rapidement voulu faire quelque chose, à la fois pour aider ces personnes subissant ce conflit, mais aussi pour aider notre nouveau village. Le printemps a donc été bien occupé à essayer de communiquer avec des organismes susceptibles de venir en aide aux ressortissants ukrainiens : ministère de l’Immigration, Conseil des Ukrainiens du Canada et autres organismes sans but lucratif, sans succès.

Refus et lettres mortes

Notre idée était initialement de nous occuper de l’installation des familles, du côté humain, et qu’un organisme plus expérimenté que nous s’occupe des démarches d’immigration et des papiers. Nos interlocuteurs n’étant pas en mesure de nous situer sur une carte, ils ne pouvaient pas considérer la possibilité d’installer des familles ukrainiennes en terra incognita. Peut-être craignaient-ils que la Terre soit plate et que les Ukrainiens soient trop près du précipice. Qui sait?

Après avoir essuyé refus et lettres mortes, nous avons décidé de tenter le coup par nous-mêmes, après avoir consulté les acteurs clefs de notre village. J’ai préparé ce qu’on pourrait qualifier de publicité, pour vanter les atouts de la vie à Tête-à-la-Baleine et les opportunités qui attendent ceux qui décideront de s’y installer.

La situation était vraiment particulière à ce moment puisqu’il y avait davantage d’hôtes canadiens potentiels que d’Ukrainiens prêts à faire le voyage. Pendant quelques semaines, ce fut une véritable compétition de générosité : qui allait offrir l’accueil la mieux préparée, le logement gratuit, l’emploi garanti. La province de Terre-Neuve-et-Labrador est allé jusqu’à affréter des avions pour faire venir les Ukrainiens directement chez eux. Il y aurait certainement une bonne blague de newfie qui se glisserait ici, mais je vous laisse le soin de vous rappeler votre préférée.

S’établir en Basse-Côte-Nord

Malgré le contexte, nous avons eu une dizaine de réponses de personnes intéressées à venir s’établir en Basse-Côte-Nord. S’est donc enclenché le difficile processus de sélection ou plutôt d’élimination des profils correspondants moins aux besoins. Pour l’avoir vu des mes yeux vu, ce ne sont pas toutes les personnalités qui peuvent s’acclimater dans une région si éloignée et si particulière. L’objectif étant que ces familles prennent bien racine ici, nous voulions favorisées celles qui auraient le plus d’opportunités professionnelles et donc rediriger les surdiplômés vers les centres urbains.

Fast forward quelques semaines, nous avons commencer à communiquer avec deux familles au profil différentes, mais complémentaires. L’une de ces familles ne parlant pratiquement aucun mot français ni anglais et une autre ayant une connaissance de l’anglais.

L’huile de coudre

Venir en Basse-Côte-Nord, c’est cher et compliqué. En juillet, nous avons décidé de lancer une campagne de sociofinancement pour payer le voyage et les dépenses les plus urgentes. En un peu plus de trois semaines, près de 10 000 $ étaient recueillis grâce à la mobilisation des citoyens d’ici et beaucoup d’huile de coudre.

L’huile de coudre dans ce contexte fut les nombreuses entrevues données à plusieurs médias pour parler du projet. Petite confidence entre nous, ayant été un certain temps de l’autre côté de magnétophone, je savais pertinemment qu’une telle initiative lancée en juillet allait recevoir une attention médiatique très importante, dû à l’originalité et l’absence de sujets journalistiques évidents en été. Mais comme on dit, la fin justifie les moyens et dans ce cas, la fin était d’aider deux familles ukrainiennes.

En pyjama à… TVA

Étant l’instigatrice du projet, c’est ma blonde qui a donné la majorité des entrevues. Elle-même fut très surprise de l’intérêt des médias pour le projet. Le jour du lancement de la campagne, j’ai terminé les contacts aux médias vers 7h 30 le matin et à 7h 45 j’ai dû la tirer du lit pour une préentrevue avec Radio-Canada. Elle a eu un horaire complètement fou d’entrevues radios, journaux et télé au moins de s’entremêler entre les médias de communication. Pensant donner une entrevue radio, elle s’est installée à moitié en pyjama pour discuter avec…TVA. Un extrait qui s’est retrouvé au bulletin de nouvelles provincial !

Quelques semaines plus tard, notre ‘’première’’ famille ukrainienne a reçu ses billets d’avion de l’organisme 4Ukraine et s’est envolé en catastrophe pour Montréal afin d’arriver au village à temps pour que les enfants soient comptabilisés dans les statistiques d’achalandage scolaire pour l’année en cours. À ce moment, la quarantaine était encore obligatoire pour les voyageurs dans leur cas et il nous a fallu mettre en place un réseau d’accueil pour leur permettre de compléter leur quarantaine puis de parcourir les quelques centaines de kilomètres restants pour se rendre à destination.

L’arrivée à Tête-à-la-Baleine

Après des mois de discussions en ligne, leur arrivée au quai de Tête-à-la-Baleine avait quelque chose de surréaliste. La scène avait quelque chose de folklorique aussi, un peu comme un documentaire de Pierre Perreault ou un album d’Astérix. Tout le village savait que les Ukrainiens étaient attendus. L’ambiance était à la rigolade. Le navire n’est jamais à l’heure et il y a toujours nombre de personnes qui doivent se rendre au quai pour aller chercher une marchandise, accueillir quelqu’un ou embarquer à bord. Jeunes et vieux jasent, se taquinent, se racontent des histoires des temps anciens. C’est donc dans cette ambiance de monde parallèle un peu coupé de la modernité que nos amis Ukrainiens sont arrivés.

Évidemment, les premières semaines ont été de l’improvisation, malgré toute la préparation des derniers mois. C’est facile de préparer des budgets, mais difficile de les respecter lorsque vous avez devant vous cinq humains au grand cœur dans le besoin. Parce que je peux parfois être compétitif à l’occasion, je me suis mis en tête de battre le record de temps pour compléter les procédures nécessaires. Huit jours ouvrables après leur arrivée, pratiquement tout était fait, il ne restait plus qu’à attendre que les fonctions publiques canadienne et québécoise effectue leur travail.

Je vous épargne tous les courriels envoyés, les coups de fils, les périodes de stress, d’incertitude, les joies passagères, les inquiétudes persistantes et les hésitations.

L’histoire n’est pas terminée

Ce n’est pas une histoire terminée, plusieurs chapitres s’écrieront dans les prochains mois. Une seconde famille ukrainienne arrivera ici dès qu’elle obtiendra les visas nécessaires. L’adaptation et l’intégration se poursuivront. Ils devront tous vivre avec une partie de leur cœur demeuré en Ukraine. Gérer un drôle de cocktail d’émotions et apprendre à saisir les petits bonheurs.

Aujourd’hui, je suis reconnaissant. Je ne sais pas à qui ou à quoi, mais pour une rare fois dans nos vies compliquées, il m’a été donné de faire une différence pour autrui. Ce n’est pas quelque chose dont j’ai le mérite. J’ai eu la chance d’avoir une expérience pertinente dans différentes sphères pour savoir progresser et de profiter d’un contexte rendant possible ce genre de petit miracle. Notre seul mérite, ma copine et moi, est de ne pas avoir accepté un ‘’non’’ comme réponse et d’avoir persisté.

Je vous en souhaite en 2023 des situations semblables où la vie vous livrera sur un plateau d’argent la possibilité de faire une différence.

 

Photo : Tête-à-la-Baleine. Crédit : Ivonne Fuentes.