Pour contrer le gaspillage alimentaire

Jean-Philippe Thibault, Graffici, Gaspésie, Septembre 2022

 

Se nourrir. Derrière ces deux mots simples à la base de la pyramide de Maslow sur les besoins essentiels se cachent des dynamiques complexes qui se déploient différemment selon les réalités géographiques internationales, nationales, régionales et locales. Tous n’ont pas le même accès à la nourriture, que ce soit en raison des revenus disponibles et du prix des aliments, ou tout simplement parce que l’offre est moins variée à certains endroits. L’équipe de GRAFFICI s’est intéressée à quelques enjeux touchant l’alimentation dans l’ensemble de la Gaspésie.

POUR CONTRER LE GASPILLAGE ALIMENTAIRE

PERCÉ | L’accès physique aux commerces d’alimentation est une chose. Trouver de la nourriture à un prix abordable en est une autre. « Il y a les déserts alimentaires géographiques, qui se retrouvent souvent dans les extrémités des MRC, mais il y a aussi les déserts alimentaires économiques alors que la nourriture est de moins en moins accessible et que les demandes explosent aux banques alimentaires. Le principal facteur de la sécurité alimentaire, c’est vraiment le revenu », explique Charlie Paquette-Dupuis, coordonnatrice à Produire la santé ensemble, un organisme communautaire autonome de la MRC du Rocher-Percé qui vise à accroître l’autonomie alimentaire.

Selon l’Institut de la statistique du Québec, plus de 70 % des municipalités de la Gaspésie et des Îles-de-la-Madeleine se retrouvent dans le cinquième et dernier quintile de l’indice de vitalité économique.

Les services d’aide alimentaire ont effectivement vu les demandes exploser dans les dernières années. À L’Accueil Blanche-Goulet de Gaspé, le nombre de dépannages alimentaires a bondi de 146 % en cinq ans, passant de 302 à 743. Le nombre de personnes ayant bénéficié de ces services a, quant à lui, augmenté de 63 % pour les années de référence d’avant la pandémie à aujourd’hui.

Heureusement, plusieurs initiatives ont été mises en place. Dans un rapport datant de juin 2022 publié par Recyc-Québec, on arrivait à la conclusion que ce sont 16 % des aliments comestibles qui finissent par être perdus ou gaspillés à l’une ou l’autre des étapes de la chaîne d’approvisionnement jusqu’au client.

En Gaspésie et aux Îles-de-la-Madeleine, les résidus alimentaires annuels sont estimés à 32 974 tonnes, en incluant aussi les parties non comestibles des aliments perdus ou gaspillés.

Pour contrer le phénomène, les Banques alimentaires du Québec ont déployé depuis 2018 le Programme de récupération en supermarchés. Lorsque les denrées ne correspondent plus à leurs normes habituelles et qu’elles sont toujours comestibles, un organisme vient les récupérer gratuitement pour les redistribuer directement ou encore les transformer avant de les repartager.

L’an dernier, ce sont 6,3 millions de kilogrammes de denrées d’une valeur de 57 millions de dollars qui ont ainsi été récupérés à l’échelle québécoise. Dans la MRC du Rocher-Percé, trois supermarchés ont jusqu’ici levé la main pour participer au projet, à savoir le Super C et le IGA de Chandler, ainsi que le IGA de Grande-Rivière. La collecte de nourriture s’effectue trois fois par semaine depuis maintenant trois ans.

Le chargé de projet Rolando Segura estime entre 20 et 25 tonnes la quantité d’aliments récupérés dans la dernière année. Une goutte d’eau dans l’océan, d’un point de vue régional, mais qui fait toute la différence pour ceux qui en profitent, que ce soit par la redistribution directe ou par la transformation à travers d’autres organismes alimentaires de la MRC.

« C’est la pointe de l’iceberg. En incorporant d’autres épiceries, et de manière indépendante aller chercher d’autres partenariats dans les pêches par exemple, on augmenterait la variété des ressources. Le potentiel est énorme », analyse celui qui est également cuisinier à la Vieille Usine de l’Anse-à-Beaufils.

La tournée des épiceries permet surtout de recueillir des fruits et des légumes, dans 40 à 50 % des cas. Viennent ensuite les produits laitiers – principalement du yogourt – le pain ainsi que les produits céréaliers. « Les viandes et les protéines animales sont très rares. Les supermarchés font souvent eux-mêmes de la transformation puisque ça coûte cher », précise Rolando Segura.

Le taux de récupération des aliments donnés par les épiceries tourne autour de 85 à 90 %. Rolando Segura peut mettre son expertise à profit pour optimiser leur valeur. Les recettes de plats transformés, concoctées par Marjolaine Boudreau dans les bureaux du Programme de récupération en supermarchés à Grande-Rivière, servent notamment pour les plats congelés du Centre d’Action Bénévole Gascons-Percé.

« Les besoins sont très diversifiés, spécifiques ou durables dans le temps. Quelqu’un peut avoir une perte d’emploi, un imprévu sur la voiture ou être moins autonome tout simplement. Mais les demandes demeurent grandes », ajoute le chargé de projet.

La Maison Blanche-Morin, le Centre Émilie-Gamelin, les écoles primaires de Grande-Rivière et de Chandler via le Projet Écollation et le groupe Môman détente ont notamment collaboré à la démarche au fil des ans.

Le Programme de récupération en supermarchés est un projet pilote, pris en charge pour l’instant par le Réseau en développement social Rocher-Percé. Une incorporation en bonne et due forme est dans les cartons pour assurer la pérennité des opérations. Chose certaine, ce sont littéralement des tonnes de nourriture qui ont pris le chemin des tables gaspésiennes, plutôt que celui des poubelles ou du compostage.

« La quantité de nourriture jetée par les épiceries, c’est aberrant et ç’a n’a aucun sens, alors que beaucoup de familles ont de la peine à se nourrir. On est chanceux d’avoir ici des bons partenaires, mais il va falloir repenser le système de manière globale », conclut Charlie Paquette-Dupuis.


Les recettes du Programme de récupération en supermarchés sont concoctées par Marjolaine Boudreau, préposée et cuisinière principale du projet, dans les bureaux de l’organisme à Grande-Rivière. Photo : Offerte par Programme de récupération en supermarchés

 

DE L’AUTOSUFFISANCE ET DE LA SÉCURITÉ ALIMENTAIRE

LA MARTRE | Haltes nourricières, marchés publics, jardins et serres communautaires, cuisines collectives, plan de développement du territoire agricole, popotes roulantes, groupes de partage Facebook : le nombre de projets qui ont vu le jour autour de l’autosuffisance et de la sécurité alimentaire donne le tournis et il est facile de s’y perdre, avec tous les organismes sociaux qui les chapeautent.

« Ce ne sont pas les initiatives qui manquent en ce moment. Il en pleut. L’autonomie alimentaire, c’est un dossier prioritaire dans toutes les MRC de la Gaspésie », convient Marie-Ève Paquette, agente de mobilisation pour Nourrir notre monde en Haute-Gaspésie, un organisme à but non lucratif.

Pour preuve, le mouvement est né en 2017 dans le nord de la Gaspésie et a fait des petits dans les autres MRC, ce qui a débouché sur le collectif Nourrir notre monde, qui regroupe les mouvements locaux de chacune d’elles.


Marie-Ève Paquette était aux premières loges pour le démarrage de Nourrir notre monde Haute-Gaspésie. Photo : Dominique Fortier

Sur le terrain, plusieurs producteurs ont émergé en Haute-Gaspésie dans les dernières années, que ce soit la ferme maraîchère La Sablonnée ou les Potagers Les Rangs Fous de Sainte-Anne-des-Monts, La Ferme du Phare de Cap-Chat, Les Jardins Taureau & Bélier à Saint-Maxime-du-Mont-Louis ou encore la Coop RAC à Rivière-à-Claude, pour ne citer que quelques exemples.

« Il y a cinq ans, pour la production, la priorité c’était la relève et on parlait d’un incubateur d’entreprises agricoles. Trois ans plus tard, c’était le contraire. Ça peut changer vraiment vite parce que les terres restent accessibles ici, analyse Marie-Ève Paquette, aussi l’une des coordonnatrices du projet Laboratoire Nourrir notre monde qui, lui, vise à faire pousser des infrastructures bioalimentaires. Il y a tellement de démarrages de nouvelles entreprises que c’est davantage la question de savoir comment on fait pour être complémentaires, et est-ce que la mise en marché est assez développée. La production augmente, mais il faut voir aussi qui peut s’acheter des aliments bios et locaux. L’accès réel aux aliments n’a pas changé significativement, mais on sent qu’il y a un retour en région de jeunes intéressés. »

Dans la MRC du Rocher-Percé, avant même la création de Nourrir notre monde, il y a eu Produire la santé ensemble, un organisme communautaire qui existe depuis 2008 et qui regroupe aujourd’hui une centaine de membres autour de l’amélioration de la santé par l’entremise de l’autonomie alimentaire.

« On veut amener la collectivité à réfléchir le système alimentaire et trouver des solutions pour l’améliorer. On est très orientés vers les citoyens », explique la coordonnatrice Charlie Paquette-Dupuis.


De nombreuses activités permettent de se partager les savoir pour améliorer l’autonomie et la suffisance alimentaires. Photo : Offerte par Nourrir notre Monde

Des jardins communautaires, des cuisines collectives et des ateliers dans les écoles ont notamment été mis sur pied au fil des ans. La démarche Nourrir la réussite inculque par exemple des leçons de base dès le plus jeune âge, avec la distribution d’aliments sains à tous les jours, en plus d’un volet d’éducation quatre fois par année avec des ateliers de cuisine

« C’est né d’un constat sur le terrain que beaucoup d’enfants vivent de l’insécurité alimentaire. Il y a aussi des problèmes dans les habitudes de vie comme le manque de consommation de fruits et légumes à chaque jour ou la surconsommation de boissons gazeuses. On est en contact avec des producteurs locaux pour qu’il y ait des courges, des carottes ou des cerises de terre dans les collations », image Charlie Paquette-Dupuis.

Dans La Côte-de-Gaspé, les marchés publics sont gérés depuis trois ans par la MRC et une dizaine de jardins communautaires se retrouvent sur le territoire. Des ateliers d’échanges sont aussi organisés avec des jardiniers amateurs.

« Dans le passé, on avait confié complètement à des multinationales tout le pouvoir sur notre alimentation, remarque Olivier Deruelle. Mais tout le monde comme individu a le pouvoir de cultiver une partie de son alimentation. On peut retrouver une certaine autonomie sur notre alimentation et notre santé. Ce qu’on mange, c’est notre santé en grande partie. Si on reprend une partie de ce pouvoir, on devrait être gagnants sur tous les tableaux. »

« En bout de ligne, l’idée n’est pas de supplanter les supermarchés, mais à tout le moins d’avoir un lieu commun où partager un savoir collectif, renchérit Marie-Ève Paquette.

On ne reviendra jamais à une autonomie totale et ce n’est pas ça le but, mais est-ce qu’on est en train de perdre toutes nos compétences? Et les problèmes sont vastes. C’est dur d’avoir un cheval quand tu n’as pas de maréchal-ferrant ou de vétérinaires qui passent. C’est tout ça qu’il faut relancer. » « On a perdu une certaine tradition agricole dans nos villages », ajoute Charlie Paquette-Dupuis.

« Il y a des opportunités différentes dans le détail, mais globalement, les enjeux sont les mêmes en Haute-Gaspésie, dans La Côte de-Gaspé ou Rocher-Percé », conclut Olivier Deruelle.

Comme quoi le dossier de l’alimentation est vaste, complexe, multifactoriel et interdépendant de nombreuses variables, mais plus que jamais, plusieurs acteurs du milieu veillent au grain.