Le jour où le français ne fut plus la lingua franca

Daniel Machabée, Le Journal des citoyens, Prevost, Juillet 2022

 

Le 28 juin 1919, dans la célèbre galerie des Glaces du château de Versailles, fut signé le traité qui mettait fin à la Grande Guerre. Ce traité fut signé dans les deux grandes langues internationales, le français et l’anglais. C’était la première fois depuis la fin de la Guerre de Succession d’Espagne en 1714 que le français perdait son statut de lingua franca dans la diplomatie occidentale. Ce traité, signé dans la ville de Rastatt, consacrait le français comme langue de la diplomatie internationale en se substituant au latin. Les conventions de Vienne de 1736, d’Aix-la-Chapelle de 1748, le traité de Vienne de 1815 qui modela les frontières de l’Europe pour longtemps, furent rédigés en français. Même les traités où la France n’avait pourtant rien à voir étaient rédigés en français.

L’héritage du Grand siècle et des Lumières

Si la langue française, dont les plus vieux documents écrits dans cette langue remontent aux Serments de Strasbourg du 14 février 842 (Sacramenta Argentariæ), celle-ci s’est affirmée au long des siècles en France et en Europe, surtout à partir du règne de Louis XIII, alors que le cardinal de Richelieu fonda l’Académie française en 1635 dans le but d’épurer la langue française, encore très vernaculaire et tiraillée de patois d’oc et d’oïl. Ce fut une fulgurante conquête du territoire national français qui s’amorça à cette époque. La Nouvelle-France, chanceux que nous sommes, fut ainsi peuplée par des colons qui parlaient le français de Paris, ce qui a permis de faire notre unité linguistique bien avant la Métropole !

Avec l’apport culturel de l’Académie française, la domination continentale des armées françaises et la diffusion des Lumières, la langue française était tout naturellement destinée à devenir la langue de la diplomatie mondiale, sinon européenne, puisque le rayonnement de la culture française était à son apogée. D’ailleurs, ne faut-il pas rappeler que la chevalerie anglaise du Moyen Âge parlait déjà exclusivement français?

La langue française, dans son attractivité, ne souffrit d’aucun adversaire, tant et aussi longtemps que Paris demeurât le centre du monde connu. Ce n’est pas pour rien que Pierre de Coubertin exigeât que le français soit une des langues officielles du nouveau mouvement olympique qui a vu le jour en 1896.

Metternich, le père de la notion de la lingua franca

Lors des négociations du traité de Vienne de 1814-1815, alors que le Premier Empire français venait de s’écrouler entre les deux abdications de Napoléon et la défaite française de Waterloo, le chef de la diplomatie autrichienne, le prince Metternich, expliqua qu’il fallait une lingua franca et que le français était tout désigné pour l’être. Les cours européennes, à cette époque, parlaient toutes le français. Le français n’est pas seulement une langue dominante; elle est aussi une langue articulée et claire. Ainsi, le renommé diplomate britannique Harold Nicholson affirma en 1939 le caractère logique et « la précision géométrique » de la langue française. Enfin, aux antipodes de l’Europe, même les diplomates russes et ottomans travaillaient en français !

1919, l’année qui changea le statut du français

Ce fut le traité de Versailles de 1919 qui changea tout. Bien que la France restât le pays le plus puissant du monde encore à cette époque, elle sortit très affaiblie du conflit. Le président du Conseil de la France, Georges Clémenceau, accepta que l’anglais devienne à côté du français la langue de travail de la conférence de paix. En raison de ses connaissances de l’anglais (il avait marié une étasunienne et séjourné aux États-Unis), il accepta la demande du premier ministre britannique David Lloyd George et du président américain Woodrow Wilson, qui ne parlait ni ne comprenait le français, d’utiliser l’anglais dans les pourparlers diplomatiques. En fait, puisque la guerre fut gagnée avec l’intervention tardive des États-Unis, ce fut le prix à payer pour le français qui perdit sa place de lingua franca, même si le français demeurât la langue d’office en cas de divergence.

Ceci est d’autant plus flagrant depuis la Seconde Guerre mondiale où les étasuniens sont devenus une superpuissance en imposant leur culture aux quatre coins du globe. Ainsi, il n’est pas rare, dans les forums et les événements sportifs internationaux, que la langue française soit devenue marginale au détriment de l’anglais. Même à l’ONU, certains locuteurs de langue française troquent leur langue maternelle pour s’exprimer dans la nouvelle lingua franca.

Une langue fragile, complexe, mais vivante

La primauté de la langue française s’est toujours arrimée à l’influence de la France dans le monde. Puisque l’influence de celle-ci a constamment diminué depuis un siècle, particulièrement depuis la fin de Seconde Guerre mondiale et la perte de son empire colonial dans les décennies suivantes, il en va ainsi de l’influence et de l’utilisation de la langue française.

Il est paradoxal de constater qu’alors au Québec on s’inquiète de la fragilité et de la pérennité de la langue française, qu’on se batte afin de l’imposer jusque dans nos collèges, celle-ci soit délaissée par la France, alors qu’au contraire, elle devrait redoubler de vigueur pour imposer sa langue à l’intérieur de ses propres frontières ainsi qu’à l’international. Il est désolant et déroutant tout à la fois d’être témoins impuissants de l’anglicisation galopante de la société française.

Ce n’est pas pour rien que le Québec est vu par les organismes internationaux de défense de la langue française comme un exemple à suivre pour la survie et la protection de celle-ci. Nous sommes cités en exemple dans la francophonie entière alors que nous sommes si mal disposés face à l’amour que nous portons à notre langue ! La langue de chez nous, comme le chante si bien Yves Duteil :

C’est une langue belle qui sait se défendre

Elle offre les trésors de richesses infinies

Les mots qui nous manquaient pour pouvoir nous comprendre

Et la force qu’il faut pour vivre en harmonie

Et l’île d’Orléans jusqu’à la Contrescarpe

En écoutant chanter les gens de ce pays

On dirait que le vent s’est pris dans une harpe

Et qu’il a composé toute une symphonie