Michel Carbonneau

Je ne savais pas que j’aimerais un jour le chant des corneilles

Michel Carbonneau, Le Val-Ouest, Valcourt, le 1er septembre 2021

 

J’étais haut comme trois pommes, peut-être quatre. Du haut de ma grandeur, je ne pouvais apercevoir que le ciel au travers de la fenêtre de la lucarne de ma chambre. Elle était trop haute pour mes courtes jambes, mais la chaise à ses pieds me permettait de me hisser à sa hauteur et d’apercevoir le lac tout au bas de la côte. Sa couleur et sa texture changeaient selon que le ciel était bleu ou gris et que le vent avait commencé ou non à courtiser les feuillus et fait disparaître son fragile miroir. Grimpé sur mon perchoir, le nez collé sur la moustiquaire, je contemplais. Je contemplais et emmagasinais plein d’images qui allaient m’accompagner, au moins jusqu’au déjeuner. Parce que la journée serait remplie de trop d’activités et découvertes pour m’arrêter à ces premières impressions matinales.

Ce spectacle était le plus souvent accompagné du chant de la corneille. Je dis chant mais il serait sans doute plus juste de parler de cri. Les images l’emportaient toutefois sur le fond sonore d’autant plus facilement que je ne pouvais l’apercevoir. Elle était habituellement perchée au faîte d’un des arbres à l’orée du petit boisé derrière le chalet.

Mes explorations du jour seraient conditionnées par le programme d’activités qu’allaient proposer les plus vieux, tantôt les parents, mais surtout les cousins cousines. Elles s’accompagnaient parfois de chicanes d’enfants, mais le plus souvent de passionnantes et surprenantes découvertes, doublées d’expérimentations dont faisaient notamment les frais grenouilles, ouaouarons, écrevisses, ménés, huîtres d’eau douce, barbottes, couleuvres, suisses, écureuils, souris, etc.

Une de nos moins glorieuses expériences consistait à faire fumer un ouaouaron, c’est-à-dire à lui mettre une cigarette allumée dans la gueule. Une légende rurale, ou peut-être était-elle urbaine, voulait que, par réflexe, la pauvre bête inhale la fumée jusqu’à en éclater. Sans doute considérions-nous alors contribuer à l’avancement de la science. Malheureusement pour nous, mais heureusement pour nos cobayes, nous n’avons été témoins d’aucun éclatement. Quant à la science, elle aura pu compter sur une donnée probante invalidant l’invraisemblable hypothèse.

Très jeune, j’ai reçu en cadeau de mon père une carabine à plomb. Je ne sais pas très bien pour quelle raison. Il n’était ni chasseur ni pêcheur. À l’adolescence, j’ai eu droit à une carabine 22. Ces deux engins, particulièrement le premier, étaient relativement inoffensifs pour peu qu’on en limite l’usage à tenter de faire mouche sur le centre d’une cible. Un arbre servant de support en a payé le prix, trop souvent transpercé de balles !

Un jour pourtant, il me fallait bien dépasser le défi de l’inerte cible de papier. Quoi de plus tentant que cette corneille, immobile au sommet de son observatoire. Elle était bien à 200 mètres de distance, à tout le moins dans mes estimations d’apprenti tireur. Je la place bien au centre de la mire et je tire. Aussitôt le coup parti, je la vois amorcer un vol en piqué. Je n’arrive pas à croire que j’aurais pu rater mon coup. Une longue recherche dans les herbes hautes finit par me donner raison. Je l’ai retrouvée mortellement atteinte. J’ai éprouvé sur le coup une grande satisfaction. J’avais bien atteint ma cible.

Si je me suis alors réjoui de ma performance, elle me questionne beaucoup aujourd’hui. De fait, j’ai été incapable de récidiver autrement que pour tenter d’abattre un éventuel gibier, comestible celui-là. Curieusement peut-être, je n’ai jamais réussi à abattre un de ces volatiles, canard ou perdrix, dont on vante la saveur. Autre époque peut-être que celle-là, marquée d’une relative insensibilité à l’endroit de toute vie, animale comme végétale. J’ai longtemps été convaincu du caractère inépuisable de tout ce bouillonnement. J’avais la tacite conviction que la disparition d’une corneille, d’une barbotte ou d’un ouaouaron n’y changerait pas grand-chose. Et pourtant ! Serions-nous devenus trop nombreux, nous les humains qui, en si peu de temps, celle d’une vie, la mienne, serons parvenus à rompre cet équilibre qui semblait immuable ?

Je n’ai pas revu le lac de mon enfance depuis des décennies. Peut-être est-ce mieux ainsi. Avec les années, les images qu’il me reste de ce cristal frileux1 se sont estompées petit à petit. Une autre image est par contre demeurée vive qui est celle du cri de la corneille. Elles sont nombreuses à m’avoir suivi à travers mes pérégrinations et à me rappeler leur existence. Pour me narguer ? Je préfère penser qu’elles sont là pour me dire qu’elles ont bien récupéré.

Je me réjouis de les entendre et leur moindre piaillement ravive les tableaux de ces étés déroulés dans un coin de paradis perdu. Certes, l’enfant que j’étais n’en saisissait pas toute la richesse, mais aujourd’hui, je m’en confesse, j’aime leur chant criard qui me ramène au pays de bien doux souvenirs.

1Gilles Vigneault : Chanson J’ai pour toi un lac