Petites histoires covidiennes

Chantal Turcotte, L’Écho de Cantley, mars 2021

En temps ordinaire, quand on rencontre une ou plusieurs personnes, on ne voit qu’elle(s).  Il n’y a pas de rétroviseur magiquement tendu devant nous qui nous renvoie le reflet de nous-mêmes tandis qu’on discute avec d’autres.

Mais depuis le télétravail forcé et l’avènement des plateformes de tout acabit, de Zoom à Microsoft Teams, en passant par Skype et que sais-je encore, on n’en fi nit plus de voir son image quand on interagit avec les autres.  Si Narcisse est tombé amoureux de son propre reflet en se regardant dans les eaux calmes d’un lac, on ne peut en dire autant en se regardant dans les écrans plats de nos ordinateurs.  Sitôt la caméra éteinte, on a l’ego dans le fond de la cale.

Un exemple  :  l’autre jour, en réunion virtuelle, j’ai remarqué des plis dans mon cou.  Je me suis avancée un  peu  pour voir tandis que la présentatrice poursuivait son monologue, sans trop porter à attention à son auditoire, qui le lui rendait bien d’ailleurs. Ces plis n’étaient pas là avant!!  Subtilement, j’ai étiré la peau comme pour voir si ça disparaîtrait.  Sitôt que j’ai lâché les doigts, les plis sont réapparus.  En  plus  d’avoir l’air pâle de celle qui n’a pas dormi depuis des mois et la repousse grisonnante, voilà que des rides apparaissaient sans crier gare!

Mon collègue, lui, c’est l’éclairage qui ne lui réussit pas.  Il se demande comment les autres font pour avoir une image si nette et si claire alors que lui semble être toujours dans l’ombre et un peu flou.  Il s’est acheté une petite caméra pensant que celle de son ordinateur portable n’était pas de très bonne qualité.  Malheur, son image était tout aussi sombre.  Il a installé des lampes et fait des tests. Il faut quasiment avoir des talents de cinéaste!

D’autres se mettent en scène.  Ils planifient le décor, ajoutent une bibliothèque au mur pour faire plus sérieux ou montrer leur savoir, s’exercent à sourire, choisissent le bon angle, pas trop en dessous pour ne pas voir les narines.  Ou ils choisissent un fond d’écran dans lequel disparaît tantôt un bras tantôt un bout de tête.  J’avoue que j’ai fait quelques essais moi-même, mais n’étant pas de la génération des autoportraits ou très à  l’aise  avec la technologie, je n’ai pas eu trop de succès…  et j’ai vite jeté l’éponge.

En fait, nous sommes plusieurs à avoir jeté l’éponge ces derniers mois.  Au début, on utilisait la fonction qui permet de désactiver nos caméras.  Mes collègues ne peuvent pas me voir ainsi toute décoiffée! Je n’ai pas encore fait mon ménage! Personne ne voyait personne, hormis quelques braves qui n’en avaient rien à cirer.  On admirait un écran de pastilles sur lesquelles étaient inscrites des initiales.  Un prof à la télé m’a fait sourire quand il a mentionné avoir l’impression d’enseigner à une boîte de Smarties.

Or, avec le temps et le besoin de voir du monde, les caméras se sont allumées.

On en a vu avec leur café le matin, les cheveux pas aussi bien peignés que s’ils étaient au bureau.  D’autres dont le chat sautait systématiquement sur leurs genoux dès qu’ils ouvraient la bouche.  On a vu plein  de  petites binettes d’enfants qui venaient donner des câlins à leurs parents.  Des enfants de tous les âges à qui on disait des « allô! » avec la mimique de circonstance, et qui répondaient par des rires gênés en se tortillant.  D’autres encore qui nous montraient leur chien dont les aboiements nous avaient interrompus.  De mon côté, c’était mes ados qui captaient l’attention lorsqu’ils marchaient derrière moi, captés  par la caméra, pour se rendre de leur chambre au frigo et du frigo à leur chambre, cela plusieurs fois par jour!  Ce qui a fait dire à mon collègue dont j’ai parlé plus tôt  :  «  Coudonc, combien de fois ils mangent dans une journée?  ».  Je lui ai répondu que j’avais mis au monde des hobbits aujourd’hui transformés en ogres.  Il sait maintenant ce qui l’attend et met de l’argent de côté pour faire l’épicerie quand ses enfants franchiront le cap de l’adolescence.

Mine de rien, avec tout ça, on a appris à voir nos collègues sous un autre jour, dans leur univers, un univers qui les rend plus humains, plus proches.  Chaque matin, mon équipe se réunit, avec chats, chiens, enfants parfois, et il me semble que le confinement est moins lourd.  Qu’on vive à Ottawa, Gatineau, Kingston ou Vancouver, on allume l’ordinateur et on est heureux de se retrouver. Ça nous réconforte un peu.  On en a même oublié de regarder dans le rétroviseur.

Et c’est ainsi qu’on avance dans cette pandémie, avec nos rides et nos cheveux emmêlés, notre image floue ou sombre qui fige, le micro qu’on oublie, nos humeurs parfois bonnes parfois mauvaises, avec l’espoir qu’on pourra un jour se voir «  pour vrai  », et se serrer enfin la main ou se faire une accolade, sans avoir peur d’être malade ou de rendre les autres malades.