Joyeux Noël.

Chantal Turcotte, L’Écho de Cantley, décembre 2020

Le  jour  où  j’ai  installé  mes  décorations  de  Noël,  il  faisait  assez  doux  pour  sortir  dehors  pas  de  manteau,  pas  de foulard, pas de mitaines, pas de tuque. C’était  une  belle  journée  de  novembre  comme  on  en  avait  rarement  vue.  Étrangement,  je  n’étais  pas  la  première  dans le quartier à l’avoir fait. J’emboîtais le  pas  à  bien  d’autres  personnes  qui,  avant  même  le  jour  du  Souvenir,  avaient déjà suspendu des guirlandes de lumières  et  autres  objets  brillants  aux  arbres, aux poteaux et aux rampes.

Cette idée m’aurait paru totalement saugrenue avant  cette  journée  d’automne  2020.  Parce qu’il y avait toujours eu une règle tacite  dans  ma  tête  qui  m’interdisait  de  décorer avant le 1er décembre. C’est une règle qui, je crois, venait de mon grand-père,  c’est  vague.  Mais  toujours  est-il  que  j’avais  l’impression,  en  posant  mes  décorations  en  plein  mois  de  novembre,  de  commettre  un  crime  de  lèse-majesté  et d’enfreindre le code déontologique de la confrérie des «fêteux» du Québec. Ce jour-là, le besoin de célébrer était devenu plus  fort  que  moi.  Il  m’a  prise  d’assaut.

En avril, mon fils a eu 18 ans. Il aurait voulu faire la fête dans un bar avec ses amis, éprouver sa liberté nouvelle. Il a plutôt  soufflé  ses  chandelles  en  forme  de 1 et de 8 en ma compagnie et celle de sa sœur. Un ami est venu en soirée s’asseoir avec lui près d’un feu, à deux mètres,  et  boire  une  bière.  C’est  tout.  Cet  été,  mon  amie  devait  se  marier  le  jour  de  ses  cinquante  ans.  Annulé.  On  a  célébré  son  anniversaire  dans  ma  cour,  tous  à  deux  mètres  des  uns  et  des  autres,  pas  d’échange  d’anneaux,  de mains, pas d’accolades, ni de câlins. Cet automne, la COVID a emporté un membre  de  ma  famille  élargie.  Pas  de  funérailles, pas d’enterrement, juste un coup  de  téléphone,  et  puis  rien.  C’est  comme si la pandémie nous volait des moments  précieux  qui  ne  reviendront  jamais.  Pour  les  personnes  très  âgées,  c’est  encore  pire,  parce  qu’on  ne  sait  jamais, quand on est rendu presque au bout  d’une  vie,  si  on  pourra  encore  embrasser  ses  enfants  et  ses  petits-enfants avant de partir pour de bon. Il faut se protéger de ceux qu’on aime le plus au monde, à un moment où il n’y a  plus  de  temps  à  perdre.

Tantôt,  le  je-m’en-foutisme  l’emporte.  Je  me  dis:  qu’à  cela  ne  tienne,  je  célébrerai  Noël  dans  ma  famille!  Je  mettrai  mon  masque,  je  me  tiendrai  à  distance,  je  dormirai  sous  une  tente  et  des  épaisseurs  de  couverture  s’il  le  faut,  mais  j’irai  chez  mes  parents,  au  diable  les  recommandations  de  la  santé publique! Une seconde après, ma conscience  m’injecte  une  dose  de  bon  sens  et  de  réalité:  je  me  ravise.  Et  si  mes parents attrapaient le virus maudit à  cause  de  moi  ou  de  mes  enfants  et  qu’ils en mouraient? Je m’en voudrais pour  le  reste  de  mes  jours.

Je  souffle  le  chaud  et  le  froid,  comme  la  température  et  les  gouvernements.  Je  voudrais  avoir  des  réponses  toutes  faites,  des  personnes  à  blâmer,  mais  il  n’y  en  a  pas.  Il  n’y  a  qu’une  balance  imprécise  dans  ma  tête.  Pour  chaque  décision  que  je  dois  prendre,  je  soupèse  le  pour  et  le  contre,  le  risque  et  le  gain,  la  liberté  individuelle  et  la  conscience  collective,  la  santé  physique  et  la  santé  psychologique.  C’est  parfois  oui,  parfois  non.  Ce  n’est  ni  oui,  ni  non.  C’est  quelque  part  entre  les  deux,  et  ça  change  au  rythme  des  éclosions.

On  l’a  souvent  répété  depuis  mars  dernier:  l’être  humain  est  fondamentalement  social.  Et  l’une  des  façons  pour  lui  d’être  social,  c’est  de  célébrer  avec  d’autres.  Je  pense  que,  inconsciemment,  en  installant  mes  décorations  de  Noël  si  tôt,  j’ai  voulu  faire  un  pied  de  nez  à  la  pandémie  et  j’ai trouvé un moyen de célébrer avec d’autres.  J’allume  mes  guirlandes  de  lumières  comme  pour  allumer  en  mon  cœur  l’espoir  de  jours  meilleurs.  Et  peut-être  aussi  pour  éteindre  ma  déception  de  ne  pouvoir  être  auprès  des  miens,  qui  sont  au  loin.  Joyeux  Noël,  et  souhaitons  que  l’année  2021  soit  celle  de  la  vaccination  et  marque  la fin  du  confinement.