Lysane Picker-Paquin, Le Mouton Noir, Rimouski, novembre-décembre 2020
Depuis déjà plusieurs années, on observe une forme de numérisation de nos activités courantes, où les interactions en ligne prennent le pas sur les échanges matériels quand vient le temps de faire nos achats, de nous inscrire à un service gouvernemental, de payer nos factures ou encore de trouver la meilleure recette de tarte au sucre. Si le développement d’une multitude de services et d’information en ligne a contribué à en faciliter l’accès pour plusieurs, force est d’admettre qu’il a également fait émerger une importante fracture numérique dans notre société. Cette fracture repose autant sur des inégalités matérielles (accès à un ordinateur, à une connexion Internet, à un téléphone portable, etc.) que sur des inégalités en matière de littératie ou de compétences numériques (capacité à utiliser les outils, à traiter et à produire du contenu, etc.).
« Ça semble devenir une obligation d’avoir Internet à la maison », observe Marie-Lise, une participante à CLEF-Mitis-Neigette, organisme d’alphabétisation populaire de Rimouski. « Beaucoup de choses fonctionnent par Internet, les achats, les nouvelles, etc. » Pourtant, Marie-Lise affirme ne pas utiliser d’ordinateur à la maison : « J’ai un manque de connaissances sur la façon de procéder et je n’ai pas trop les moyens financiers. » Même son de cloche pour Michel, son collègue d’apprentissage à Mont-Joli : « Il faudrait que je m’achète un ordinateur, car il semblerait que mon matériel est trop vieux pour se connecter aux nouveaux modems, mais tout est trop cher. »
Vivre au temps de La COVID sans internet
Les mesures sanitaires et le confinement du printemps dernier ont exacerbé cette fracture numérique. En effet, rencontres de travail en visioconférence, diffusion de spectacles sur les réseaux sociaux, appels vidéo à la famille, achats en ligne : autant d’activités qui ont permis à une grande part de la population de croire que « ça va bien aller ». Mais qu’en est-il pour les personnes qui ne se sentent pas à l’aise sur la grande toile qu’est le Web?
À CLEF Mitis-Neigette, nous avons observé chez les participantes et participants à nos ateliers une grande insécurité, notamment parce que l’information transmise par les gouvernements leur était peu accessible. « Dans un premier temps, je ne savais vraiment pas quoi faire et où me diriger », témoigne Romain, un participant de Trinité-des-Monts. « Je paniquais et j’avais très peur, surtout que moi j’ai des problèmes cardiaques et que ma mère est âgée et qu’elle a souvent besoin d’aide. » Pendant le confinement, nous avons fourni à ces personnes un soutien psychosocial et pédagogique par téléphone et par la poste, car la plupart d’entre elles ne disposent pas d’autres moyens de communication. Pour Ginette, une autre participante de Mont-Joli, le confinement a notamment entraîné une diminution de ses contacts avec sa famille, faute de connaissances dans l’utilisation d’Internet.
Par ailleurs, l’accès à plusieurs services est devenu plus difficile pour Romain : « Ça me fatiguait de déranger les autres pour faire mes achats ou me conduire à la caisse pour pouvoir payer mes comptes d’ électricité, de téléphone et autres. J’ai payé mes comptes en retard à cause de ce manque de services. »
Lever les barrières financières
En juin dernier, ABC des Portages, le Centre alpha des Basques, Alpha de la Matanie, le Centre d’apprentissage CLÉ et CLEF Mitis-Neigette se sont adressés aux principaux fournisseurs de la région, soit Cogeco et Telus, pour tenter de les sensibiliser aux inégalités qu’entraînent leurs tarifs actuels sur l’accès à Internet. La lettre qui leur a été envoyée présentait notamment une solution existante en Ontario, où Rogers offre Internet à 9,95 $ par mois pour des foyers à faible revenu. Malheureusement, il semblerait que la lettre soit tombée dans l’oreille de sourds, et aucun des deux fournisseurs n’a pris le temps d’y répondre.
Fracture numérique et exclusion sociale
Les personnes ayant un faible revenu et celles éprouvant de la difficulté à utiliser les technologies de l’information et de la communication (TIC) vivent une forme d’exclusion numérique qui, aujourd’hui plus que jamais, signifie un isolement grandissant sur le plan de leur vie sociale, culturelle, économique et politique. Or, comme le souligne le Regroupement des groupes populaires en alphabétisation du Québec (RGPAQ) sur son site Web, « l’exclusion d’une grande partie de la population n’est pas une donnée incontournable de la vie en société, mais le résultat d’une volonté délibérée de perpétuer un modèle social basé sur l’exploitation et l’inégalité ». Ignorer les inégalités d’accès et d’utilisation des TIC dans la population est donc un choix politique, et le confinement du printemps dernier a révélé l’ampleur de ses conséquences.