Bon ben, respirons par le nez

Jean-Pierre Robichaud, Le Pont de Palmarolle, juillet-août 2020

Pendant les deux derniers mois où le temps s’est figé, il m’arrivait de rêver la fin de cette crise  pandémique  en  sortant  sur  ma  galerie  et lançant un grand cri de libération. L’horloge  pensais-je,  stoppée  abruptement  le  12  mars dernier, reprendrait allègrement son tic tac,  égrenant  le  temps  comme  s’il  ne  s’était  rien passé.

Les rêves ne se réalisent pas toujours, surtout les plus beaux. Quand on a annoncé le déconfinement progressif, au lieu d’un grand cri sur la galerie, ce fut, sur le seuil de la porte : « Bon ben, respire par le nez. » Et n’oublie pas ton masque.

L’horloge a repris son tic tac mais le pendule est plus lent on dirait. Il fait tic……..tac. Lui aussi respecte les deux mètres. Comme moi à  l’épicerie  du  village.  Derrière  mon  panier  roulant, mes pas sont lents, trainants. Impossible (et interdit) de dépasser. De nature je ne suis pas quelqu’un de « speedé », donc ça ne m’affecte pas trop. Je respire par le nez tout en  étudiant  les  nouveaux  comportements  que la pandémie nous a imposés. Fini les rencontres dans l’allée et la jasette impromptue.  Les regards sont furtifs, presque méfiants. À chaque  fois  je  me  rends  compte  que  je  suis  souvent seul à porter le masque. Craignant la potentielle seconde vague, j’aime autant m’y habituer tout de suite.

Chez  Canadian  Tire,  hormis  le  lavage  des  mains en entrant, on dirait que la Covid n’a jamais existé. Les clients circulent dans tous les  sens,  se  croisant  épaule  contre  épaule,  plusieurs  jasant  de  tout  et  de  rien.  Chez  nous, Canadian Tire a remplacé le parvis de l’église  pour  la  transmission  des  potins  des  villages  alentour.  La  seule  chose  qui  diffère,  c’est le « line up » aux caisses. Longue file interminable, désinfection entre chaque client oblige.  Encore  là,  faut  prendre  une  grande  inspiration par le nez.

La  semaine  dernière,  sur  une  cinquantaine  de  clients,  j’étais,  à  ma  grande  surprise,  seul  à porter le masque. Certains me regardaient comme  si  j’étais  un  extraterrestre.  Contaminé peut-être? Et à chaque rencontre dans l’allée, l’autre, affectant un air suspect, faisait un  détour  pour  m’éviter.  Je  riais  dans  mon  masque  en  constatant  le  pouvoir  répulsif  qu’il me procure. « Et n’oublie pas ton masque, pis tu attends dehors que je t’appelle ».

Mi-mai,  dès  qu’elle  fut  autorisée  d’ouvrir,  j’ai  pris  rendez-vous  chez  ma  coiffeuse.  Le  16  juin,  m’a-t-elle  répondu.  Ouch!  Une  tignasse de trois mois et demi… « Et n’oublie pas ton masque et tu attends dehors que je t’appelle », m’a-t-elle enjoint. «      Et      comment      vas-tu      tailler      ma      barbe,   lui   demandai-je   ?   »   «   Oh!…   je   n’y   ai   pas   encore   pensé   à   celle-là…   »

Bon, on verra bien.

Quand le gouvernement a mis le pays à l’arrêt  en  mars,  j’ai  eu  cette  réflexion  :  la  pire  chose qui peut m’arriver, c’est un mal de dent. Je ne sais pas pour vous, mais pour moi, un mal de dent, ça fait mal. Et par malchance, ça m’est arrivé. Infection à une molaire. Douleur lancinante,  surtout  la  nuit.  J’ai  respiré  très  fort par le nez pendant quelques jours avant de  m’hasarder  à  appeler  mon  dentiste.  Sachant qu’il pouvait traiter les cas urgents, j’ai composé  le  numéro  de  la  clinique.  D’abord  une boîte vocale me demande de laisser mon numéro  de  téléphone.  Dans  la  demi-heure,  une préposée me rappelle pour s’informer du problème. Elle me demande de prendre une photo de la dent récalcitrante, lui envoyer par Messenger  pour  qu’elle  l’achemine  ensuite  au dentiste confiné chez lui.

Pas facile de photographier la dernière dent du  fond  avec  un  téléphone…  J’en  avais  des  crampes aux mâchoires. Puis mon bon dentiste m’a rappelé pour me rassurer et me dire qu’une prescription d’antibiotiques m’attendait à la pharmacie. Dix jours à avaler ces pilules plus grosses qu’une fève chili, en attendant la réouverture des cliniques dentaires et à respirer par le nez.

Mon rêve de grande évasion cet été s’est évanoui au  réveil  du  déconfinement,  qui  n’en  n’est  pas  tout  à  fait  un  vous  conviendrez.  Masque,  deux  mètres, pas plus de dix, lavage de mains, etc.

Bon  ben,  bon  été  à  vous  tous  quand  même  chers lecteurs (trices) et… respirons par le nez.