Jean-Pierre Robichaud, Le Pont de Palmarolle, mars 2020
Il y a des déserts qui abritent la vie, mais il y a aussi des lieux de vie qui deviennent des déserts. C’est ce qui est arrivé à plusieurs villages d’Abitibi, à partir des années 70. En une génération, plusieurs rangs en périphérie de ces villages, ayant été bûchés et essouchés à force de bras, bâtis et mis en culture, ont vu leur population migrer lentement vers la ville la plus proche, ne laissant qu’un noyau d’habitants au centre du hameau.
Mon père arriva à Manneville, près d’Amos, en 1936, à l’âge de 20 ans. Il participa à la naissance du village, puis s’installa au rang dix, situé deux milles au nord. En 1968, après 32 ans dans ce rang, il déménagea à Amos dans le but de rapprocher de l’école ses dix enfants d’âge scolaire. Il n’était jamais revenu à Manneville jusqu’à ce que, vers la fin des années 80, quelques-uns de mes frères et moi l’avions convaincu de « monter au dix ». Quand on s’engagea sur la route reliant le centre du village au rang dix, papa était particulièrement silencieux.
À l’évidence, des images commencèrent sûrement à lui revenir à l’esprit. Il dut trouver rétrécie la route que lui et d’autres avaient construite à force de bras trois décennies auparavant, et parfois presque fermée par les aulnes. Les fossés qu’ils avaient creusés à la pelle étaient remblayés par les broussailles.
Quand on arriva devant l’endroit où on avait vécu notre enfance, je stoppai l’auto. Mes frères et moi sommes débarqués. Papa s’extirpa lentement de la voiture et s’immobilisa là, une main agrippée à la portière. Il eut un lent regard circulaire, comme s’il cherchait ses repères. Or il n’y en avait plus. Plus de maisons, plus de granges, aucun vestige qui dépassait des broussailles. Plus rien qui rap-=pelait que des gens avaient naguère vécu ici.
Son regard revint vers sa terre où la forêt, qu’il avait rasée pour faire place à la culture, reprenait lentement ses droits. Il remarqua sûrement le solage de sa maison versé par en dedans et envahi par un bouquet de chatons. Il l’avait élevé à force de bras ce nid douillet qui avait abrité ses 14 enfants. Pendant quelques instants, il revit sa maisonnée et tout le rang grouillants de vie, de parties de balles dans son champ, de party de noces, de veillées des Fêtes.
Plus loin, à l’horizon, il ne voyait plus les collines d’Aiguebelle. Les grands arbres, que lui et ses voisins avaient arrachés à la terre pour faire place à l’avoine et au foin, étaient remplacés par d’autres sur leurs anciens lots. Ensuite, son regard glissa lentement vers l’école, puis Maillhot, son beau-père Falardeau, son frère Léon, et au flan du cap, Odesse et ses moutons. Mais tout ça n’existait plus que dans ses souvenirs.
Ses yeux s’attardèrent à la terre en face que lui et son frère Adrien avaient défrichée à force de bras, labourée, semée et récol-tée. Il revit la grange, une des plus grandes du village, qu’ils avaient érigée et remplie d’animaux. Puis, quand la maison d’Adrien apparut dans ses souvenirs, une douleur le transperça. Il se rappela ce glacial matin de janvier 1956 quand Eusèbe Roy entra en trombe chez nous en criant : «Y a le feu en face! ». Et que sous ses yeux, impuissant, mon père vit les flammes dévorer non seulement la maison mais aussi sa belle-sœur et sept de ses enfants.
Un frisson le secoua et le ramena à la réalité. Tout ça n’avait duré qu’un peu plus d’une minute. Il se passa la main au visage, de haut en bas, comme pour en chasser les images, envahissantes, dévorantes. Il semblait impas-sible mais ses yeux embués trahissaient son malaise. Il parla enfin, avec son accent du bas du fleuve :« Ouais! On a toute faite ça pour rien. »Lentement il se rassit dans l’auto et referma la portière, attendant qu’on soit prêts à repar-tir. J’avais trouvé ça bien triste et presque regretté de l’avoir ramené là. J’avais senti une immense déception dans ses brèves paroles, l’inutilité de tout ce dur labeur de la moitié d’une vie pour en arriver là, à ce désert de vie.