Serge Bouchard. Photo : Marie-Christine Lévesque

Serge Bouchard, le raconteur d’Histoire

Roger Perreault, L’Itinéraire, Montréal, le 1er janvier 2020

En octobre dernier, Serge Bouchard, anthropologue, historien et philosophe, faisait paraître chez Boréal, dans la Collection Papiers collés, L’Allume-cigarette de la Chrysler noire. Cet ouvrage présente une soixantaine de courtes nouvelles qui émanent de ses billets livrés dans le cadre de l’émission C’est fou… diffusée sur Ici Première. Des pages pleines de sagesse, fruits d’une carrière entière passée à réfléchir, mais aussi à appréhender l’avenir des générations futures.

Serge Bouchard présente dans son livre des pans de sa vie personnelle. Il y relate des rencontres qui l’ont marqué, il réfléchit à la notion de temps, à la forte influence qu’ont eue sur lui ses parents. Il nous fait un tour d’horizon sur ses interrogations, sur ses souvenirs de voyages, sur le sens à donner à l’autorité, à la justice et à l’injustice. L’auteur prend le temps de s’arrêter pour se souvenir des « chicaneries » d’enfants, mais aussi des répercussions que peuvent avoir les plus forts sur les plus faibles, les nantis du pouvoir sur ceux qu’ils exploitent. Bref, ce sont toutes les facettes de nos existences qui se retrouvent dans ce livre.

Rencontré en entrevue dans le cadre du lancement de son livre, Serge Bouchard est revenu sur ses contacts avec les routiers, les truckeurs qu’il a côtoyés dans le cadre de ses multiples études sociétales. On comprend ainsi l’importance qu’accordent les ouvriers à leur « ouvrage » et à ceux qui ont « fait le métier » si on veut obtenir leur adhésion. On saisit fort bien leur manque total de respect pour leurs patrons lorsqu’ils disaient: « Mais qu’est-ce qu’ils y connaissent eux du métier ces gens-là? Ont-ils déjà conduit un truck? »

 

Ami des peuples autochtones

Comme la carrière de l’anthropologue l’a fait voyager partout en Amérique, il a fait des découvertes qui l’ont marqué et qu’il nous partage. Ces voyages ont développé chez lui un intérêt sincère et un respect pour les peuples autochtones, leur culture et leurs croyances. Il a d’ailleurs beaucoup écrit à leur sujet, prononcé nombre de conférences, donné une foule d’entrevues et il offre quelques textes percutants à leur endroit.

Son écriture est aussi particulièrement singulière. Quoiqu’il dise ou veuille exprimer, Serge Bouchard le fait tout en douceur et sur un ton qui nous fait sentir qu’il s’adresse directement à nous. Malgré une culture encyclopédique, jamais il ne cède à la pédanterie du savoir, jamais le ton ou les mots utilisés nous éloignent de sa pensée.

Bien que conçus pour la radio, il se dégage une belle poésie de ses écrits. Cela, dit-il, « vient du fait que lorsque je lis mes textes, ils sont déjà sous une forme littéraire. Ils ont longtemps été travaillés. Il n’y a jamais d’improvisation. Et ça, ça vient d’une autre de mes réalités, je travaille beaucoup à l’écriture. J’écris et je ne compte pas les heures. Je gosse, je gosse, et il sort quelque chose d’original. » À ce sujet, dans un texte paru dans le magazine Contact, site administré par la Direction des communications de l’Université Laval, Pascale Guéricolas écrit : « Pour mieux se faire comprendre de son public, le formateur met au point la méthode Bouchard. Remettre en contexte, revenir aux origines, manier les concepts philosophiques, décortiquer l’histoire, raconter, raconter, raconter. Utiliser sa bonhomie comme arme de destruction massive pour occire les idées reçues et les stéréotypes. »

 

En colère contre l’injustice

Dans son livre, Serge Bouchard se raconte et se livre. On découvre, question de bonhomie, que le sieur Bouchard tient ce trait de caractère principalement de son père qu’il dit n’avoir jamais vu se fâcher. Dans la nouvelle qui donne son titre au livre, il raconte qu’après avoir commis une formidable bourde, son frère et lui n’ont pas eu de réprimande. Leur père leur a dit de faire en sorte que leur mère ne le sache pas. Cet homme était un contemplatif, un rêveur, un brin anarchiste, n’acceptant aucune forme d’autorité ce qui fait qu’il n’occupa pratiquement jamais un emploi où il avait d’autre patron que lui-même. Ce n’était pas un rebelle, il avait simplement jeté l’éponge. Le père de Serge Bouchard faisait donc ce qu’il voulait comme il le voulait : « Tu te fais toujours dire que tu dois obéir aux ordres mais tu n’y es pas obligé. Il faut que tu réfléchisses. Tu peux les transgresser. C’est ce qu’a fait mon père. »

Serge Bouchard, par contre, éprouve parfois de la colère qu’il justifie par sa conscience sociale. Il écrit dans la nouvelle Les poings serrés d’un enfant sur les bancs d’école: « Je suis encore en colère aujourd’hui. En colère contre les publicités qui non seulement nous prennent pour des imbéciles, mais nous représentent à l’écran comme de parfaits crétins. En colère contre l’ignorance crasse, contre l’absence de données sur les véritables conditions sociales. Je suis en colère contre la quantification de tout, contre la logique des systèmes dits objectifs en colère devant la perte de contenus, devant la prolifération des rires nerveux de notre monde surexcité. »

 

Un Père indigne

Il se met également très en colère quand il écrit au sujet de John A. MacDonald, premier premier ministre du Canada et un des Pères de la Confédération : « S’il existe un personnage indigne dans l’histoire du Canada, c’est bien cet avocat corrompu, ce politicien raciste qui fut la honte de ses contemporains, un homme sans compassion, et sans principes, un voyou en cravate qui eût été sanctionné en des temps moins laxistes… La Confédération canadienne de 1867 fut le fait d’une assemblée de développeurs véreux qui cherchaient fortune dans des échafaudages de complots immobiliers et de fraudes économiques réalisés à une échelle qui dépasse l’imagination. »

Il ajoute, concernant spécifiquement les Autochtones: « Le pire des héritages de John A. MacDonald, c’est le racisme: la répression des Métis, des Cris, des Saulteaux-Ojibwés, et des Assiniboines dans le nord-ouest en 1885, la pendaison de Louis Riel et des rebelles cris, la Loi sur les Indiens, les traités frauduleux et non respectés, les réserves indiennes, les politiques pour éradiquer l’indianité – faire mourir les langues et les nations, les mémoires et les cultures amérindiennes – la loi pour empêcher les Chinois et les Noirs de voter aux élections, l’affirmation explicite de la supériorité de la race aryenne au Canada, le sentiment anti-francophone, la promotion des idéologies radicales et orangistes… Dit autrement, l’étroitesse, la petitesse et la mesquinerie d’un homme de fort mauvais esprit. » Ouf !

Lors de notre discussion, il nous explique son indignation : « Je suis resté indigné de ma jeunesse, qu’on ait coupé trop d’arbres, qu’il y ait trop de pauvreté, qu’il y ait trop de marginalisation. Je m’indigne que l’humanité n’ait pas, en 2019, réussi et là, j’ai envie de sacrer. Comment ça se fait que l’humanité n’a pas réussi à avoir des écoles pour tous ses enfants ? Des soins médicaux pour tous ses enfants ? »

Du côté de sa mère, il dira que, contrairement à son père, elle était très sévère, qu’elle n’aimait pas les gens. Elle en avait contre les hommes, elle en avait contre les riches et les curés. Pour elle, ceux qui avaient réussi, ils l’avaient fait sur le dos des autres. Elle refusait les familiarités et utilisait la politesse pour établir une frontière entre ses interlocuteurs et elle-même. Elle détestait les profusions affectueuses. L’embrasser ou lui serrer la main c’était « interdiction formelle ». Il ne fallait surtout pas la tutoyer, au risque de tomber pour toujours dans la liste des individus à qui elle n’allait plus jamais adresser la parole. Un « tu » mal placé à son égard provoquait une tempête, un volcan, une brûlure. Sa mère, voyez-vous, n’aimait pas les gens mais elle a toujours tenu à ce qu’ils soient respectés. À cet égard, concernant le respect, Serge Bouchard marche sur ses traces.

L’auteur nous apprend, par ailleurs, ne pas avoir été élevé dans la croyance de Dieu. « Chez nous, dans notre logement, isolé au milieu d’un océan de foyers catholiques, nous cultivions une sorte d’athéisme doux…. Le soir, ma mère déconstruisait tranquillement le catéchisme que nous apprenions à l’école durant la journée. Nous n’étions pas tenus d’aller à la messe. La famille faisait barrage aux visites paroissiales des curés, il n’y a jamais eu de crucifix aux murs de nos chambres. »

C’est par ces anecdotes, probablement écrites avec un petit sourire en coin que Bouchard laisse passer toute son humanité, son empathie. Il saisit les choses, il les comprend, il sait les placer dans leur juste contexte.

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