Une BD imprégnée de féminisme et de patriotisme

Geneviève Bertrand, L’Itinéraire, Montréal, le 15 janvier 2019

Afin de lancer un message d’espoir aux personnes qui souffrent, comme lui, de dépression et d’anxiété, le bédéiste Jipi Perreault a imaginé un monde où une super-héroïne angoissée combat une nazie dans le Québec des années 1950.

La Rose du ciel est une BD féministe où le personnage, Maria Richard, qui espère suivre les traces de son père en devenant pilote, livre une guerre impitoyable à la Baronne Noire, ancienne alliée du führer. Avec son réacteur dorsal, elle élabore une stratégie pour vaincre la domination nazie.

Originaire de l’Abitibi, Jipi Perreault a gradué en BD à l’Université du Québec en Outaouais en 2009. C’est en lisant une bande dessinée de Spider-Man alors qu’il était enfant que la passion de Jipi a éclos. « C’est un genre que je trouve extrêmement puissant et utile, car quand on fait une scène de dialogues entre deux personnes dans une pièce ou une poursuite avec une explosion, c’est le même budget et c’est le même temps de travail. De plus, je n’ai besoin de personne pour approuver mon histoire », assure-t-il.

À 31 ans, Jipi commence à récolter ce qu’il a semé. « Ç’a été le troisième meilleur lancement de la Librairie Z, alors je prends ça comme une bonne victoire ! », souligne-t il. Bien que l’auteur ait quelques publications à son actif, il s’agit de la première fois qu’un album cartonné en couleurs de cette envergure est pris en charge par un éditeur. « Ça me rend très fier, car c’est le résultat de beaucoup de travail, qui s’est étalé sur 11 mois », précise-t-il.

 

Une question d’adaptation

Jipi est malvoyant. Bien qu’assise tout près de lui, il me confie qu’il voit mon visage avec le même niveau de détails que s’il était situé à 20 pieds. « Toutes mes bandes dessinées sont faites par ordinateur, je peux zoomer autant que je veux avec autant de rétroaction que je veux ».

Mais est-ce un handicap pour sa profession ? « C’est sûr qu’un handicap c’est une question d’adaptation, peu importe le métier qu’on fait. Forcément je ne m’aide pas ; j’ai eu un très mauvais conseiller en choix de carrière, on peut dire ça !, blague-t-il. Peu importe le chemin que je vais prendre, je sais que ça va être difficile, alors je dois choisir un chemin qui me passionne et la BD, c’en est un. Le dessin c’est aussi beaucoup une question d’observation. Il y a des gens qui voient mieux que moi, mais qui sont moins capables d’observer et de comprendre comment les choses fonctionnent et comment la lumière réagit sur eux. »

 

Le féminisme en avant-plan

Il est peut-être périlleux de se mettre dans la peau d’une héroïne féminine alors qu’on est un créateur masculin. Jipi abonde dans ce sens : « C’est sûr que je ne peux pas avoir la même perspective qu’une femme, j’essaie d’avoir le plus d’empathie possible. J’imagine comment je réagirais dans une certaine situation. Au fur et à mesure que mes personnages évoluent, leur longévité influence leurs actions ». Mais pourquoi avoir fait du féminisme le thème principal du récit ? « Pourquoi pas ! C’est un sujet qui me touche. L’injustice m’offusque. »

 

Anxiété québécoise

Le bédéiste avoue avoir puisé dans l’imaginaire québécois pour pondre son histoire. Plus le récit avance, plus on se rend compte que La Rose du ciel n’incarne pas seulement la lutte des femmes, mais celle de tous les Canadiens français de l’époque. « Maria Richard va crasher l’avion de la Baronne Noire sur les Plaines d’Abraham. C’est super symbolique, car c’est l’endroit où une certaine anxiété québécoise a commencé, c’est la source de ça, sauf que là ça se termine sur une victoire », raconte-t-il. Le nom de l’héroïne se veut un clin d’œil à Maurice Richard ; elle exprime un peu son esprit et son symbole. D’ailleurs sur son dos, elle porte le numéro 09.

C’est précisément en effectuant un contrat pour Éléphant –Mémoire du cinéma québécois que Jipi a puisé des idées pour créer son récit. « J’ai dû voir au moins 200 films québécois dans lesquels gravitait souvent un sentiment de rabaissement, d’anxiété et d’aliénation. Ce sont des thèmes récurrents dans la culture québécoise. Ça m’a beaucoup marqué », ajoute-t-il.

 

Vaincre la dépression

Jipi a connu beaucoup d’impasses dans sa vie. « J’ai été deux ans sans emploi, ce sont mes parents qui m’ont beaucoup épaulé. Je venais de finir une formation d’animation 3D et personne n’a voulu m’embaucher ». L’univers des jeux vidéo est très compétitif et contingenté, ce qui n’a pas aidé. « J’étais un peu désespéré, alors j’ai donc tenté de travailler au bas de l’échelle en tant que testeur de jeux vidéo », ressasse-t-il. Une initiative vouée à l’échec. Accompagné par Horizon-Travail, un service de placement pour les personnes handicapées sur le marché de l’emploi, il n’a pas été plus favorisé… au contraire. « J’ai passé une superbe entrevue [auprès d’une entreprise de jeux vidéo], mais ils ne m’ont pas pris, parce qu’ils craignaient que je les poursuive en justice pour discrimination s’ils me congédiaient. C’est une chose qui m’a rebuté beaucoup », spécifie-t-il.

Après avoir dessiné des versions courtes et préliminaires de La Rose du ciel, Jipi a sombré dans la dépression. « J’étais tout près de mettre fin à mes jours. Lorsque j’ai émergé de ça, j’ai découvert que je souffrais d’anxiété. J’ai eu envie de créer quelque chose là-dessus, sans faire comme la plupart des auteurs qui font un album sur leur dépression. Je me suis dit que j’allais produire quelque chose de positif qui rejoint plus de gens. J’ai donc intégré cette notion d’anxiété dans le récit », affirme-t-il, résilient.

Jipi a voulu lancer un message d’espoir sur la notion d’anxiété dans sa BD. Celle-ci est représentée par de nombreuses bulles noires dans le récit. À un certain point dans l’album, on voit que Maria est complètement submergée, les phylactères viennent même lui saisir les bras. Elle est complètement ligotée par ses pensées anxieuses. « C’était vraiment pour illustrer comment on se sent dans une telle situation, mais aussi pour dire qu’il faut gagner de la perspective, qu’on vaut mieux que ça. Arrêter de se rabaisser tout le temps par le climat qui nous entoure et par nos pensées anxieuses ; ça ne sert à rien et ça ne représente pas la réalité, car ces pensées sont souvent irrationnelles », explique le bédéiste.

 

Son rêve

L’ambition ultime de Jipi serait bien évidemment de vivre de son art. Mais actuellement, il doit arrondir ses fins de mois en étant téléphoniste dans un centre d’appels. « À court terme, j’espère que mon album va me faire gagner de la notoriété. Mais il est peu probable que je fasse une percée dans le marché américain, car il y a beaucoup d’appelés, mais peu d’élus », se désole-t-il. La BD La Rose du ciel qui a reçu plusieurs bonnes critiques jusqu’à maintenant est en vente depuis le 20 septembre 2018 aux Éditions Michel Quintin. Un radioroman de trois épisodes intitulé Sous le masque toxique est également accessible sur YouTube.