L’école québécoise : Un vecteur de fragmentation sociale

Stéphane Vigneault, Le Mouton NOIR, Rimouski, novembre-décembre 2018

Les Journées québécoises de la solidarité internationale nous invitent cette année à réfléchir au rôle de l’éducation. Au Québec, quoi qu’en disent certains jovialistes, notre système d’éducation est inéquitable. Quelle incidence a ce système sur la formation des jeunes Québécois, des jeunes dont on voudrait qu’ils embrassent les principes de solidarité internationale? Que reste-t-il en fait de notre solidarité… nationale, cette incroyable force motrice au moment des grandes réformes progressistes des années 60 et 70? Tous les acteurs sociaux le diront : elle est en piteux état.

 

Du dépassement de soi au dépassement des autres

En matière d’éducation, le Québec applique depuis 50 ans une politique officieuse de ségrégation scolaire. En effet, dès 1968, la province a commencé à financer l’école privée avec l’argent des contribuables. Cet argent a permis aux écoles privées subventionnées d’augmenter continuellement leur part du marché scolaire. Environ 5 % des élèves du secondaire fréquentaient le privé en 1970 : ils sont aujourd’hui plus de 21 %. Bien sûr, le privé choisit les élèves les plus favorisés et performants en imposant des frais de scolarité et en filtrant les demandeurs grâce à des examens. Le réseau public a choisi de répondre au départ de ses meilleurs élèves en créant des écoles à projet particulier sélectif qui pratiquent leur propre écrémage. On a ainsi voulu compétitionner le privé sur son terrain, celui de la sélection. Le nombre d’élèves admis dans une école publique sélective est estimé au secondaire à 20 %. L’école publique « ordinaire » voit par conséquent sa tâche alourdie par une surreprésentation des élèves avec des besoins particuliers. Cette nouvelle composition de la classe ordinaire, de plus en plus écrémée, renforce, aux yeux des parents, l’attrait du privé subventionné et du public sélectif. Et le cercle vicieux se renforce.

 

Conséquences

Ce système scolaire à trois vitesses a conduit le Conseil supérieur de l’éducation à mettre en garde le gouvernement : l’école québécoise est la plus inéquitable au Canada : « Dans toutes les provinces ou régions du Canada, les élèves des écoles défavorisées ont obtenu une performance inférieure à ceux des écoles favorisées, mais cette différence est nettement plus élevée au Québec. » Partout dans le monde, les élèves défavorisés réussissent généralement moins bien. Dans un système équitable, comme en Ontario ou en Finlande, cette différence de performance est atténuée. À l’inverse, dans un système inéquitable comme celui du Québec, les inégalités à la ligne de départ se retrouvent telles quelles à la ligne d’arrivée. Un système inéquitable se caractérise par son degré de ségrégation scolaire. Or avec un taux de plus de 40 % au Québec — 21 % d’enfants choisis par le privé subventionné additionnés aux 20 % tamisés par les projets particuliers sélectifs du réseau public —, il ne faut pas se surprendre de nos résultats médiocres. Un quart des élèves du secondaire décrochent et un quart des enseignants quittent la profession durant leurs cinq premières années de pratique.

D’autres citeront les problèmes en lecture : 53 % des 16-65 ans ont des compétences faibles ou insuffisantes en littératie. La cohésion sociale est également mise à mal par une compartimentation précoce. Les petites bulles sociales se forment parfois dès le préscolaire. Les élèves plus favorisés se sentent de moins en moins concernés par le destin national. En France, la Fondation Jean-Jaurès a récemment tiré la sonnette d’alarme : « Depuis trente ans, les catégories les plus favorisées s’autonomisent du reste de la population. Elles développent des comportements et des réflexes propres à leur milieu et elles se sentent de moins en moins liées par un destin commun au reste de la collectivité nationale. Le premier risque, c’est que leur sentiment de solidarité s’érode au point de fragiliser notre modèle social, avec le développement de techniques d’optimisation fiscale pour contourner l’impôt par exemple. Mais cette évolution pose aussi et surtout un problème démocratique. De par leur autonomisation vis-à-vis du reste de la société, les élites sont susceptibles d’avoir de plus en plus de mal à comprendre les classes moyennes et les classes populaires. Le risque est qu’il y ait un décalage croissant entre les politiques publiques mises en place et les aspirations réelles de la population. »

 

Le temps du choix collectif

Il est urgent de rebâtir notre solidarité nationale pendant qu’il en est encore temps. Les solutions sont connues de tous les partis politiques : fin du financement des écoles privées par les contribuables (comme en Ontario) et fin de la sélection dans le réseau public. Souhaitons — non, demandons ! — que des propositions claires de déségrégation de notre système scolaire soient débattues par le nouveau gouvernement à l’Assemblée nationale. C’est l’idée même que nous nous faisons de notre société qui est en jeu.