1930— Marie-Ange Sigouin, 14 ans, lac Connelly Nord, Saint-Hippolyte photo : A. M. LeDoux

Marmélédé, héritage culinaire anglais

Antoine-Michel LeDoux, Le Sentier, Saint-Hippolyte, octobre 2018

Vous arrive-t-il parfois de prendre conscience que certaines habiletés et coutumes familiales ou certains goûts pour des mets et leur façon de les cuisiner sont liés aux expériences de vie passées de nos parents ? Pour moi, la marmelade qui occupe une place gourmande dans de mes déjeuners matinaux est l’un de ceux-là.

Banal, aujourd’hui, de garnir une tranche de pain de cette confiture d’agrumes. Pourtant, à l’époque de la jeunesse de ma mère, Marie-Ange Sigouin, dans les années 1930, un agrume, fruit des climats méditerranéens, était un objet si rare et précieux qu’il était donné comme étrenne au temps des Fêtes de fin d’année.

Au service des dames anglaises

Ma mère, du rang 8 au lac Connelly, a été comme plusieurs jeunes filles des familles nombreuses d’agriculteurs hippolytoises, aide-ménagère chez les familles anglaises qui séjournaient l’été, dans leur villa, au bord de nos lacs. Engagées au début de l’été, pour y faire le grand ménage d’ouverture des maisons, certaines filles sont devenues, selon les besoins de la maîtresse des lieux et leurs aptitudes à apprendre, dame de compagnie et apprentie cuisinière. Leur présence comblait le vide que laissaient les maris et les grands enfants absents qui retournaient, chaque lundi matin, à leurs affaires montréalaises, par le P’tit Train du Nord, pour ne revenir que le vendredi soir. Ces dames, bourgeoises montréalaises, habituées à gérer une bonne ou une cuisinière, se trouvaient bien seules dans ces villas isolées, sans électricité et commodités de la ville. La présence d’une jeune fille pour leur tenir compagnie les rassurait et meublait leur solitude.

 

Généreuse madame Smeaton

Combien de fois ma mère, se rappelant sa jeunesse au lac Connelly, m’a raconté son grand étonnement lorsqu’un lundi matin, se présentant comme on lui avait demandé, chez madame Smeaton, de découvrir sur la table de la cuisine, une boîte de bois, remplie d’odorantes oranges ! Elle ne croyait jamais avoir l’occasion d’en sentir un jour la bonne odeur et voilà que devant elle, il y en avait plus qu’espéré. Madame Smeaton avait, bien sûr, préparé cet effet de surprise et, généreuse, lui en offrit une à déguster. Elle lui montra comment avec un couteau, tracer des quartiers pour soulever délicatement la pelure et découvrir la pulpe juteuse de ce fruit sucré.

«Quel bonheur ressenti», partageait-elle encore, bien des années plus tard. Ma mère, pensant à ses frères et sœurs, prit soin de leur en garder une partie afin de leur faire goûter ce fruit rare. Suivant les conseils de madame Smeaton, elle conserva même       les morceaux de pelure odorante pour les glisser dans la petite armoire de sa chambre qui lui servait de chiffonnier. L’étonnement passé, madame Smeaton et ma mère se mirent à la tâche de découper dans ces fruits, de fines tranches et, fait inhabituel, d’en conserver leur pelure, afin de donner à cette confiture, un goût acidulé. Imitant madame Smeaton, avec son accent anglais, teinté d’une légère intonation exotique, ma mère l’appelait, marmélédé1.

 

Marmelade de Dundee

Bien que l’origine de la marmelade vienne de la transformation d’un fruit appelé coing (marmelada, en portugais ou pomme de miel), la ville écossaise de Dundee a ajouté une page d’histoire en étendant la popularité de cette confiture dans les colonies britanniques. En 1797, un bateau en provenance de Séville vint s’abriter dans son port, pour fuir la tempête. Comme sa cargaison d’oranges risquait de s’abîmer dans les cales, James Keiller et sa mère Janet qui tenaient une petite boutique de confitures, flairent la bonne affaire et achètent la cargaison à bas prix. Ils vendent rapidement beaucoup d’oranges, mais comprennent qu’ils ne pourront pas tout vendre à temps. Comment éviter le gaspillage ? Madame Keiller eut alors l’idée d’en faire de la confiture qui s’avéra délicieuse, mais là encore le temps manquait. Elle s’aperçut alors qu’en laissant un peu d’écorce, les pots se remplissaient plus vite et que l’ensemble, délicieux, se rapprochait étrangement du goût de la marmelade de coing. Elle y associa donc ce nom. Cette recette connut un vif succès, surtout à cause de la reine Victoria, friande de cette confiture qui lança la mode d’en prendre au petit déjeuner.

1 Prononciation amusante de Marie-Ange Sigouin-LeDoux du mot, marmelade, confiture de coings ou d’agrumes d’origine portugaise, marmalado.