PHOTO : JOHANNA HERBST/FICKR-CREATIVE COMMONS

Le suicide social

Mathieu Thériault, camelot de l’Épée/Bernard, L’Itinéraire, Montréal, Le 1er septembre 2018

Au début du mois d’août, on apprenait la mort tragique de Rick Genest, mieux connu sous le pseudonyme de Zombie Boy. Ce jeune homme tatoué sur plus de 90 % de son corps personnifiait un squelette humain et pouvait faire peur à voir.

En 2011, il avait atteint une renommée mondiale lorsque Lady Gaga l’avait engagé pour un de ses vidéoclips. On ne saura jamais vraiment s’il s’agit d’un suicide ou d’un fatal accident. D’accord, c’est un triste fait divers, mais on peut aussi y voir une sorte de métaphore sur notre condition collective.

J’ai toujours éprouvé une sorte de fascination pour les jeunes de la rue, souvent des punks, qui choisissent de se faire tatouer de façon vraiment ostentatoire, notamment au niveau du visage. Dans le cas de Zombie Boy, ses tattoos étaient le fruit de plusieurs années de travail et certains y voyaient une véritable œuvre d’art.

Pour preuve, depuis à son vidéoclip, il était devenu mannequin et était apparu dans plusieurs défilés et magazines de mode prestigieux. Au lieu de lui nuire, ses tatouages uniques au monde en avaient fait une célébrité.

 

Un « destroy » au milieu du front

Sauf que pour un Zombie Boy, il y en a des dizaines d’autres qui optent, par exemple, pour se faire tatouer un « destroy » en plein milieu du front ou d’autres motifs tribaux un peu partout sur le visage. Dans ces cas-là, je n’ai jamais pu m’empêcher d’y voir une sorte de suicide social.

Lorsque tu te fais dessiner des trucs dans ton cou ou ton visage, tes perspectives d’emploi viennent de chuter drastiquement. Je veux dire, à part une boutique de tattoos, qui va vouloir t’engager si tu as écrit « fuck the world » dans ta face? Et puis rendu à 70 ans, vas-tu encore aimer l’image que va te renvoyer le miroir ?

Pour moi, les jeunes de la rue qui se font tatouer au visage ou d’une façon irréversible font un genre de statement, de profession de foi. Ils marquent ainsi leur rejet définitif et irréversible de la société et du système actuel. Ils affirment qu’ils ont été exclus ou qu’ils ont rejeté la société sans retour en arrière, ou peut-être un peu des deux.

Zombie Boy aura été l’exception qui confirme la règle, la confirmation aussi de l’incroyable capacité de récupération du système spectaculaire capitaliste : même un jeune qui a traîné dans la rue pendant des années et qui est tatoué en zombie peut devenir une icône et une machine à imprimer du fric.

 

Le suicide global

Ces jeunes qui ont choisi de marquer à même leur visage leur rejet total de notre société et de notre mode de vie ne devraient pas pour autant s’attirer mépris ou incompréhension. Dans les jours entourant la mort de Zombie Boy, on apprenait des nouvelles autrement plus inquiétantes qui, pourtant, ne font même plus réagir.

Le 2 août dernier marquait la date où notre planète a consommé la totalité des ressources qu’elle est capable de produire dans une année. Donc pratiquement cinq mois avant le renouvellement du calendrier. Dans les années 70, cette date se produisait autour du 21 décembre et maintenant elle survient chaque année toujours plus tôt. Heureusement que toute l’humanité ne vit pas comme les Canadiens ou les Américains, car cette date arriverait quelque part en février ou en mars. Au rythme où l’on consomme et gaspille aujourd’hui, il faudrait 1,7 planète Terre pour combler nos besoins. À l’heure actuelle, la NASA n’a toujours pas trouvé ce 0,7 planète habitable qui nous manque.

Le 6 août, un autre groupe de scientifiques nous annonçait que la terre risque de se transformer en véritable sauna d’ici « quelques décennies ». Il est à peu près certain que les objectifs de l’accord de Paris limitant le réchauffement à deux degrés ne seront pas respectés. On se dirige probablement vers une augmentation des températures de quatre à cinq degrés et une hausse des niveaux de la mer pouvant atteindre 60 cm d’ici 2100.

Dans ces conditions, la planète ne serait plus vivable que pour un milliard de personnes. On n’ose trop imaginer le destin des quelque huit ou neuf milliards restants. Mais bien sûr, pas question de changer nos habitudes de vie. Dans « quelques décennies », je serai mort de toute façon.

Comme Zombie Boy ou les jeunes de la rue, la terre a un « destroy » de tatoué dans le front. Sauf qu’il semble que pour bien du monde, il reste encore plus facile de regarder à coté, d’ignorer ce qui pourtant nous saute au visage.