Vendre du lait est plus complexe que vendre des télés

James Allen, Le Tour Des Ponts, Saint-Anselme

Dans cette chronique, je tente de mieux vous faire comprendre chaque mois les réalités de l’agriculture et de ceux qui en en vivent. Mon prédécesseur à la présidence de la Fédération de l’UPA de la Chaudière-Appalaches, M. Paul Doyon, avait lancé une série de soupers conférences dans chaque MRC de la région afin d’expliquer lui aussi aux non-agriculteurs les réalités de notre profession. Le 10 janvier dernier, c’était au tour de Bellechasse de recevoir sa visite, au Centre communautaire de Saint-Lazare. Parmi les nombreux points qu’il a abordés, un a retenu davantage mon attention et se nomme l’exception agricole.

En 1938, un certain économiste nommé M. John Kenneth Galbraith s’y est intéressé. Cet économiste de renom possédait la double nationalité canadienne et américaine, et a été conseiller de plusieurs présidents américains au milieu du dernier siècle. Dans sa théorie, M. Galbraith affirmait qu’on ne peut pas traiter l’agriculture sur le même pied d’égalité que les autres secteurs économiques, en raison de réalités qui lui sont propres. Selon l’exception agricole, quatre points distinguent donc l’agriculture des autres secteurs d’activité économique:
1. Imprévisibilité des récoltes D’une saison à l’autre, les récoltes ne sont jamais identiques. La production est donc imprévisible en raison du climat, des maladies, etc. Pour un fabricant de téléviseurs, c’est plus facile de prévoir la quantité d’appareils qui pourront être produits en cours d’année, comparativement à un producteur acéricole, par exemple.
2. Périssabilité des produits Si je produisais des téléviseurs, ce ne serait pas grave si je ne les vendais pas dans le mois qui suit. Par contre, si je produis des légumes, je dois écouler ma production assez rapidement. C’est aussi le cas quand je produis du lait: chaque matin, les vaches attendent d’être traites peu importe si le lait de la veille est vendu ou non.
3. Atomicité des producteurs Il y a des milliers de producteurs agricoles au Québec et des millions dans le monde. Dans un contexte de mondialisation où des multinationales de l’alimentation dominent le marché, ces millions de producteurs ne vendent qu’à quelques acheteurs. Dans les pays où les producteurs ne possèdent pas d’union comme l’UPA, le pouvoir de négociation des agriculteurs devient réduit par rapport aux quelques gros acheteurs. Quant aux fabricants de téléviseurs, étant eux-mêmes de grandes multinationales, il leur est plus facile de négocier leur prix de vente aux entreprises de détail qui les redistribuent dans leurs magasins.

4. Inélasticité de la demande par rapport au prix Une famille de cinq personnes pourrait décider d’avoir cinq téléviseurs dans la maison, un pour chaque membre de la famille. Elle pourrait choisir cinq téléviseurs vendus au rabais en estimant faire une bonne affaire. Les cinq appareils pourraient fonctionner en même temps. Par contre, quel intérêt aurait cette même famille à s’acheter cinq sacs d’oignons en spécial chaque mois s’ils n’en consomment qu’un seul? C’est ici que l’agriculture est différente: il y a une limite à ce que l’on peut boire et manger, donc il y a une limite à pouvoir baisser le prix des aliments en présumant que les consommateurs en achèteront davantage.

Même si cette théorie est sortie en 1938, elle demeure plus actuelle que jamais. En effet, les raisons historiques pour lesquelles les États ont, à la fin des années 30, commencé à mettre en place des mesures visant à stabiliser et à soutenir les prix et les revenus agricoles sont encore bien présentes: volatilité des prix liée à la globalisation des marchés, fréquence d’événements climatiques extrêmes, épisodes de maladies des élevages ou des cultures, etc. C’est pourquoi, comme je le disais d’entrée de jeu, produire et vendre du lait, ou toute autre denrée agricole, s’avèrent plus compliqué que de produire et vendre un quelconque autre produit de consommation.