Jean-Pierre Robichaud, Le Pont de Palmarolle, avril 2017
De Landrienne à Rouyn-Noranda, de Dupuy à Gatineau, 19 aventuriers(ères) ont bravé le vent, le froid et des conditions de ski exécrables sur le lac Abitibi lors de la traditionnelle Traversée qui s’est déroulée du 8 au 11 mars dernier.
Ils venaient de La Sarre, Palmarolle, Dupuy, Rouyn-Noranda, Landrienne, Val-d’Or et Gatineau. Une dizaine d’entre eux en étaient à leur première expérience en camping d’hiver. Et ils se sont élancés à l’assaut du lac avec enthousiasme, mais aussi avec anxiété devant l’inconnu. Menés par notre musher des 23 dernières années, Yvon Calder, le groupe a d’abord foncé dans la trouée de huit kilomètres qui mène au lac.
Une neige collante
Dès le départ, une subite et abondante averse de neige, d’une durée de quinze minutes, s’est soudainement abattue sur nos têtes et a rapidement blanchi nos traîneaux. Malheureusement, cette neige trop douce s’est avérée un désastre. Elle adhérait à la semelle des skis et annulait la glisse. Plusieurs ont dû retirer leurs skis, chausser des raquettes ou se rendre au lac à pied. Sur ce dernier, le vent avait balayé la nouvelle neige et nous avons du skier sur une surface croutée et glacée, résultat du verglas de la veille. Avec un fort vent de face, nous progressions lentement et nous dûmes raccourcir le trajet prévu de cette première journée.
Du jamais vu en 23 ans
Quand on dit que le lac Abitibi est imprévisible et qu’il nous réserve toujours de mauvaises surprises, nous avons été bien servis. Il nous attendait de pied ferme le torrieu. Lors des 2e et 3e jours, des îles Mosher à l’île Poplar, nous aurions eu besoin de patins à glace. En effet, la surface du lac ressemblait à une immense patinoire. Des conditions que nous n’avions jamais affrontées en 23 ans. Et un vent froid de 30 à 50 kilomètres heure nous obligeait à avancer prudemment. Garder l’équilibre était le premier souci de chacun. À tout moment, le vent balayait nos traîneaux qui se retrouvaient souvent devant nous, quand ils n’étaient pas simplement renversés.
Deux participants, intuitifs peut-être, s’étaient munis de crampons et ont aisément fait le trajet à pied. Dès qu’une île se présentait, nous profitions de cet abri pour prendre une pause et vérifier l’état de chacun. Heureusement, malgré quelques chutes, nous n’avons déploré aucunes blessures.
Jour 4
La dernière journée, avec 20 kilomètres à franchir et malgré une meilleure glisse, a été gâchée par ce foutu vent du noroît qui s’amplifiait, voulant vraisemblablement nous narguer jusqu’à la fin. Dès qu’on lui tournait le visage, il mordait comme un chien enragé. Comme un cheval qui retourne vers l’écurie, nous avons avalé ces 20 kilomètres en cinq heures, touchant la rive à deux heures. Un comité d’accueil nous attendait à bras ouverts. La tension accumulée, l’émotion et la fierté de la réussite firent pleurer plusieurs d’entre nous.
Le lac Abitibi
Le lac Abitibi chevauche la frontière entre les deux provinces. Abitibiens et Nord-Ontariens, à un jet de pierre les uns des autres, s’y sentent chez eux des deux côtés depuis belle lurette. Peu de gens, hormis les pêcheurs et quelques plaisanciers, pourraient désigner le tracé de cette frontière, qui se trouve à 500 mètres à l’ouest de l’Île Nepawa. Il y a 400 ans, Pierre Radisson et les frères Lemoyne, célèbres aventuriers et coureurs des bois, l’ont fréquenté alors qu’ils parcouraient le pays, de Montréal jusqu’à la Baie James. À l’extrémité ouest du lac, l’interminable rivière Abitibi les menait à leur destination. Après le flottage du bois du début du 20e siècle et la colonisation des années 1930, le lac Abitibi est un peu tombé dans l’oubli pour un temps.
La réappropriation
À l’aube des années 1980, quelques rares mordus de la pêche s’y aventuraient en hiver. Au fil du temps la pêche blanche a connu un essor fulgurant au point qu’aujourd’hui, la surface du lac est piquée d’une multitude de petites cabanes à la cheminée fumante. Les pêcheurs d’hiver, malgré les règlements qui diffèrent, sont à l’aise des deux côtés de la frontière et fraternisent comme des voisins.
À cet effet, les gardiens de la faune nordontariens rendent visite à leurs confrères abitibiens à chaque année, au début mars, dans un camp du côté de Roquemaure et ces derniers leur rendent la pareille, de l’autre côté du lac, la semaine suivante.
La réputée traversée du lac Abitibi à ski a aussi beaucoup contribué à faire renaître ce dernier. Initiée en 1994 par le lassarrois Richard Perron, cette activité hivernale a permis, au fil des années, la réunion d’aventuriers franco-ontariens et abitibiens, tissant de solides liens d’amitié. Les Murray, Smith, Beauchêne, Dufresne et Sylvain ont cotoyé les Calder, Perron, Lemire, Castonguay et moi-même.
En été, ce sont les plaisanciers des deux bords qui animent le plan d’eau. Bateaux, pontons, chaloupes, kayaks et motomarines le sillonnent de Palmarolle à Iroquois Falls. Le Club nautique Lac Abitibi, fondé en 1993, a énormément contribué, depuis ce temps, à en faire la promotion et à rendre sa navigation sécuritaire. Tout le côté québécois du lac, peu profond et parsemé de rochers submergés, a été balisé et mis sur GPS pour faciliter la navigation.
Un lac dangereux?
On dit du lac Abitibi qu’il est sournois, imprévisible, qu’il faut s’en méfier, en hiver comme en été. Quand il se déchaîne, il peut avaler ou égarer maints imprudents. Mais il est aussi accueillant, irrésistible, et la plupart de ceux qui le naviguent ou l’arpentent ont appris à le respecter et à l’apprivoiser. Abitibi-Ontario? Cette frontière n’existe que sur les cartes; sur le terrain, il n’y a qu’un territoire sillonné par des gens parlant la même langue et partageant la même culture.