Les Sauvages* livrent un colis

Jean-Pierre Robichaud, Le Pont de Palmarolle, Palmarolle, mars 2017

Le mari avait souhaité que son épouse lui déboule des f ils au plus vite; la ferme qu’il édifiait planche par planche en aurait bien besoin. Sa femme, prolifique à souhait, lui en avait déjà livré trois de suite. Cette dernière priait maintenant son Seigneur pour qu’il daigne enfin lui envoyer une fille, car la besogne augmentait dans la maison.

Depuis le début de sa quatrième grossesse, sa conviction, sa certitude de porter une fille s’était transmise à ses doigts. Elle s’était échinée, à compter du cinquième mois, à confectionner des vêtements pour accueillir dignement ce féminin petit cadeau du ciel. De petites robes roses ainsi que de minuscules chaussettes brodées avaient vu le jour sous ses doigts agiles. Tout en tricotant, elle méditait sur la façon dont elle pourrait transmettre à ses futures filles une éducation où sa propre mère, ayant été internée très tôt, avait été absente. Cette éducation, elle l’avait plutôt acquise d’un père austère et de religieuses cloîtrées. Bien sûr, elle les initierait aux travaux ménagers, notamment laver la vaisselle, peler les patates, balayer le plancher rugueux, toujours sur le bois nu, déplorait-elle. Cela la libérerait pour mieux s’occuper des marmots déjà turbulents, ainsi que de ceux qui allaient inévitablement suivre. Elle aurait aussi plus de temps pour vaquer à sa couture et vêtir décemment tous ses petits. Pour le moment, changer les couches, bercer le dernier pour l’endormir, cuisiner les repas, faire la lessive, gérer les conflits, tout ça occupait sa journée de l’aube au crépuscule.

L’ainé, avait atteint un âge où il s’intriguait de voir sa mère avec un si gros ventre l’obligeant à se déplacer en se dandinant. Au début, il avait manifesté une curiosité intéressée. Sa mère en profitait alors pour le préparer à la venue de cette petite fille que les sauvages déposeraient bientôt, disait-elle, et qui allait partager leur vie. Mais à la longue, son intérêt s’était peu à peu teinté en jalousie envers cette intruse. Par la suite, il s’était senti rejeté par sa mère. Il avait alors conçu une solide antipathie pour ce personnage féminin n’arrivant jamais, mais étant sans cesse présent. La fille semblait se mettre en travers de tous ses projets exaltants. Sa mère ne manquait pas de l’évoquer dans toutes leurs conversations et elle consacrait la majeure partie de son temps, naguère dévolu à lui-même, à tricoter et à coudre. Celle-ci ne sortait plus avec lui nourrir les poules ou désherber le potager, et ne se laissait plus aller à ces ébats chahuteurs qu’il aimait tant. À bout de moyens, il avait demandé à son oncle, résidant en face, d’envoyer un message aux sauvages pour leur demander de ne pas se déranger, pour leur dire que ses parents avaient changé d’avis concernant la petite fille.

Puis un bon matin, son père lui avait annoncé que lui et ses deux frères cadets allaient séjourner quelques temps chez leur oncle. Les sauvages allaient passer à la maison déposer à bon port la petite fille tant attendue. «Mon oncle n’a pas fait le message», avait déploré l’ainé. Bien sûr, il adorait s’amuser en compagnie de ses cousins et cousines. La plus vieille avait pris les plus petits sous son aile comme une poule qui protège ses poussins. Elle leur contait des histoires de princes et de princesses qui les faisaient rêver, ou elle leur faisait ânonner des chansons à répondre. Parfois aussi, à sa grande joie, sa tante l’invitait à se joindre à eux pour le repas. Mais il n’avait pas encore dormi ailleurs que dans son lit.

À cette pensée, ses yeux se voilèrent. Et son chagrin augmenta d’un cran quand il comprit que la fille tant annoncée, nolisant tant l’énergie de ses parents, allait bientôt être là. Les sauvages profitèrent de la nuit pour passer furtivement et au matin, sa tante le raccompagna chez lui pour lui faire voir le colis qu’ils avaient déposé à la maison. «C’est un autre petit frère», lui annonça sa mère, une pointe de déception dans la voix. Il passa de l’incrédulité, à la surprise. Puis il esquissa un large sourire en constatant que les sauvages avaient, suite à l’intervention de son oncle, habilement substitué la fille par un garçon.

* Les Français appelaient les autochtones du nom de Sauvages (au pluriel), mais ce terme n’avait pas la connotation péjorative qu’on lui connaît. C’était un terme générique désignant les «habitants des forêts», c’est-à-dire les peuples vivant librement «à l’état naturel», un peu comme le qualificatif qu’on applique aujourd’hui aux animaux dits «sauvages».
Quant au mot Amérindien, il est apparu seulement vers 1930 sous l’influence de l’anglais Amerindian, une contraction de American Indian. (Tiré de : Histoire du Français au Québec). Les autochtones du Canada sont les Amérindiens.