Charles Lussier, Le Saint-Armand, Saint-Armand, février-mars 2017
Présents ici depuis plus de 5 000 ans, les Abénakis sont les premiers occupants du territoire élargi de Missisquoi. Pourtant, dans notre région, il est rarement question de leur présence et de leurs activités. Afin d’en savoir plus, je suis allé rencontrer Frederick M. Wiseman à Swanton, à 12 km au sud de la frontière de Philipsburg, le berceau de la communauté abénakie de Missisquoi.
M. Wiseman est professeur et chercheur en paléo-ethnobiologie. Il a enseigné l’archéologie dans plusieurs universités et collèges aux USA dont le MIT. Il est très impliqué dans la promotion de la culture abénakie à Swanton et dans l’ensemble du Vermont. Natif de la ville et d’ascendance abénakie par sa grand-mère, il est le fondateur du musée abénaki de Swanton, dont les portes ont été ouvertes de 1998 à 2012, avant que la collection soit déménagée au musée d’histoire du Vermont à Barre.
Le site riverain du village abénaki de Missisquoi (Mazipskoik) se situait à 4 km en aval des chutes du centre de l’actuelle Swanton et à huit km en amont de l’embouchure de la rivière Missisquoi. Cette position permettait d’assurer une protection militaire contre les attaques provenant de la baie Missisquoi. Entouré d’une palissade de troncs d’arbres, le village fut habité par quelque 400 personnes en moyenne entre 1700 et 1860. Selon les artéfacts qu’on a trouvés, l’origine de ce site remonte à 5000 ans. Les vastes plaines inondables propices à la fraie de plusieurs espèces de poissons, les nombreux criques et les bras de la rivière Missisquoi à son embouchure offraient de grands territoires diversifiés pour la chasse et la pêche. Les chutes dressaient une barrière physique ; M. Wiseman se souvient des grands esturgeons qui, dans sa jeunesse, venaient y frayer au printemps. Les Abénakis y ont longtemps séché les poissons sur des supports de bois. Ils mettaient la chair séchée dans des paniers ou des sacs qui étaient enfouis sous terre pour assurer les provisions durant l’hiver.
L’actuelle ville de Swanton constituait l’épicentre de la seigneurie de Saint-Armand (1748-1759) avec son moulin à scie installé aux chutes. Des mariages ont eu lieu entre Français et Abénakis. Sur un bail datant de 1765, soit peu après la chute de la Nouvelle-France, il est question de droits d’utilisation à des fins agricoles de terres situées entre le site du village abénaki et la baie Missisquoi. Les noms des propriétaires franco-abénakis sont Daniel et Marianne Poorneuf, François Abernard, François Joseph, Pierre Peckenowax, François Nichowizet, Baptiste Momtock et Jean Baptiste the Whitehead.
Vers 1860, le village abénaki de Missisquoi situé sur les rives de la rivière fut démantelé. Afin que ses membres puissent travailler dans les usines et fabriques, les communautés abénakie et francophone s’établirent dans un quartier de la ville qu’on nomme encore Back Bay. Entre 1928 et 1935, le médecin Henry Perkins pratiqua des actes de stérilisation sur la population abénakie du Vermont. De 500 à 1000 personnes ont subi cette forme d’eugénisme. Les autorités considéraient qu’il était préférable pour les Abénakis de ne pas être soutien de famille en raison de leur condition socio-économique difficile. Des francophones du Vermont, descendants de Français de la période seigneuriale ou Québécois immigrés venus travailler au 19e siècle, furent aussi du nombre des personnes stérilisées.
Aujourd’hui, la population abénakie élargie de Swanton compte près de 2000 personnes y compris des petites communautés localisées à Highgate, Grand Isle et Alburgh. La population de Swanton, quant à elle, est de 6500 personnes. Au lac Champlain, une autre communauté est présente sur le bord de la rivière Winooski, à côté de Burlington. Tardivement, en 2012, le gouverneur Peter Schumlin du Vermont a signé l’acte légal de reconnaissance officielle de la tribu abénakie Missisquoi du Vermont. Il existe trois autres tribus reconnues, soit celle de Nulhegan à Newport, celle de Koasek à Newbury et celle d’Elnu, descendante des Sokokis, à Battleboro, dans le sud-est de l’État. Aux États-Unis, la communauté Missisquoi de Swanton est la dernière au nord-ouest du Wabanaki, grand territoire également habité par les Penobscots, les Passamaquoddis, les Micmacs et les Malécites. Le Wabanaki comprend, outre le nord du Vermont, une partie du Maine, du New Hampshire et des provinces maritimes canadiennes. Au Québec, il s’étend du sud du lac Saint-Pierre (Wôlinak, Odanak) à la Gaspésie.
Le professeur Wiseman m’a expliqué que, en aval de la ville de Swanton, vers l’ancien village, les sols des abords de la rivière Missisquoi sont chargés d’artefacts témoignant de la présence abénakie. En bon archéologue, lui-même dit éviter d’agrandir son jardin étant donné que chaque fois qu’il creuse la terre, sa pelle aboutit sur un ancien site de feu de camp à la texture carbonisée. Depuis une dizaine d’années, le gouvernement achète les maisons présentes dans ce corridor riverain proche de l’ancien village dans le but de les démolir et de remettre les environs à l’état naturel.
J’ai roulé sur Monument Road, qui s’arrête en cul-de-sac au site du village, maintenant transformé en prairie. Un très beau totem de bois de 10 mètres de haut y est érigé, à la base duquel on a sculpté une tortue surmontée d’un castor, puis de ce qui semble être une loutre, d’un gros poisson et finalement d’un rapace. Le site est situé à la jonction de la rivière Missisquoi et du ruisseau Wood Duck. On peut facilement imaginer les palissades de bois, les champs de maïs tout autour et le va-et-vient des canots de pêche.
En traversant Swanton à mon retour, je me disais que je ne quittais pas une petite ville américaine, mais plutôt le premier lieu d’occupation du territoire de notre région de plaines par les Abénakis Missisquoi.