André Chrétien, Le Pont de Palmarolle, janvier 2017
C’est en jouant avec mon petit-fils aux pichenottes que je me suis tout à coup remémoré ce triste Noël 1953 de mon enfance. Mon père remisait toujours sa Chevrolet 1950 pour l’hiver, non pas pour la ménager, mais parce que les rangs de Roquemaure n’étaient pas ouverts à cette époque pendant la saison froide.
Cette année-là, le 24 décembre 1953, la neige ne nous était pas encore tombée dessus, il n’y avait pas un seul petit flocon sur la route et dans les champs. Habituellement, nous allions à la messe de minuit en carriole, à cheval, mais vu l’absence de neige, pour notre plus grand plaisir, on s’y rendit en auto. La messe de minuit se déroula comme à l’accoutumée, les beaux chants au début pendant la première messe, que c’était beau, le Minuit, chrétien, Ça, bergers, Dans cette étable, etc.
Puis le prêtre entama la seconde messe, les enfants commençaient à trouver le temps long et à bayer aux corneilles. Dans ce temps-là, le curé, à Noël, dès minuit, devait chanter trois messes d’affilée, deux basses messes et une grand-messe. Et voilà qu’elle commençait cette troisième messe, la plus longue, celle pendant laquelle, en prime, monsieur le curé faisait son homélie de Noël, la plus longue de l’année qui se terminait par l’invitation aux paroissiens à être généreux dans la quête qui suivrait, car elle lui était réservée.
Le sommeil nous ayant gagnés, c’est à demi-conscients qu’on assistait au reste de l’office tout en s’assurant quelques minutes d’éveil pour se rendre tirer la langue pour recevoir la sainte hostie. Nous ne cession de rêver au retour à la maison, au réveillon, mais surtout aux cadeaux qui, eux aussi, dormaient sous le sapin en nous attendant. Puis, enfin, en entendit les trois mots qui nous délivraient du supplice à la fin des offices toujours trop longs pour des enfants : « ite missa est ».
On descendit en vitesse du petit jubé latéral, réservé aux garçons, puis on se précipita dans l’allée centrale, la plus large, en espérant sortir le plus rapidement possible. Et, Oh! surprise et étonnement! En mettant le nez dehors tous sont sidérés de voir que pendant les trois heures passées dans l’église il était tombé près de six pouces de neige et le ciel continuait à en déverser à un rythme effarant. « Vite! Vite! Les enfants, sautez dans la machine, il faut s’en aller avant que le chemin ne bouche » nous commanda notre père. Dès le départ, les roues se mirent à patiner, les pneus d’hiver n’existaient pas à cette époque, même s’ils avaient existé, la Chevrolet n’en aurait pas été chaussée puisqu’elle dormait tout l’hiver dans la grange.
Malgré ces quelques hésitations au départ, le véhicule, grâce à la prudence de mon père, réussit à tenir la route tout en gardant une bonne vitesse maximum de vingt milles à l’heure. Et, tant bien que mal, le chauffeur et l’auto réussirent à franchir les deux milles séparant notre maison de l’église. Tout heureux d’être rendu à domicile, il fallait bien tourner dans l’entrée, c’est alors que mon père appuya un peu fort sur les freins, l’auto dérapa, fit brusquement un tête-à-queue, puis accrocha la boîte à malle bien ancrée dans son bloc de béton qui bascula, roula sous l’auto et y enfonça le plancher, ce qui fit basculer la carrosserie au bout de la « calvette » dans le fossé d’une profondeur de plus de quatre pieds. C’est par la seule portière qui s’ouvrait encore que nous nous sommes difficilement extirpés de l’auto, laissant cette dernière couchée sur le flanc assez bien amochée.
Une fois tous à l’intérieur de la maison, ma mère entreprit de faire le réveillon, sans enthousiasme bien sûr. Nous nous sommes tous assis autour de la table, mais personne n’avait faim et chacun se contenta de grignoter un peu de tourtière ou un biscuit du bout des lèvres. Puis, comme à l’accoutumée, après ce repas de fête nocturne c’était la distribution des cadeaux. Comme à notre âge, on ne croyait plus au père Noël, c’est ma mère qui se chargeait de cette mission à la place du gros bonhomme rouge, ventru, à la longue barbe blanche que l’on sort du placard aujourd’hui à chaque Noël.
Cette distribution se faisait selon le protocole habituel, les cadeaux utilitaires d’abord comme les pyjamas, les chemises de couleur, les cravates, la petite robe pour la fille, etc. Ensuite venaient les petits cadeaux, des babioles… Je me souviens que j’avais reçu deux stylos à bille, un bleu et un rouge : rareté à l’époque.
Et nous attendions avec impatience le gros cadeau que notre mère nous avait promis depuis septembre, si nous étions sages et si nous avions de bonnes notes sur le bulletin de décembre : UN JEU DE PICHENOTTES. Mes deux frères et moi avions tant rêvé à ce jeu, déjà nous nous imaginions, après le réveillon, disputer une « game de pichenottes » qui aurait duré le reste de la nuit… Puis le visage de maman prit un air de tristesse inhabituel, elle nous annonça que, malheur!, le jeu de pichenottes qu’elle avait commandé chez Dupuis & Frères, dans le catalogue de Noël, n’était pas arrivé, il était «back order » qu’on lui avait dit.
Voilà la seconde tuile qui nous tombait dessus en plus de la voiture toujours renversée au bout du ponceau de l’entrée. C’est donc un peu déçus et désenchantés que nous avons écourté cette « nuit debout » pour regagner nos lits. Le lendemain, après avoir fait remorquer l’auto par le tracteur du voisin et l’avoir traînée jusqu’au garage du village, il s’avéra que les dommages n’étaient pas aussi graves qu’on l’avait cru. Quand elle revint du garage, c’est directement dans la grange qu’on la remorqua où elle passa le reste de l’hiver à moitié enterrée de foin et de paille. La période des fêtes se poursuivit malgré tout.
Le 31 décembre, le « postillon » (le facteur) arrêta son cheval attelé à sa petite voiture chauffée et y descendit pour poser une grande boîte carrée sur le banc de neige, face à la maison. Sans même nous habiller, nous nous sommes précipités pour aller la cueillir. Eh oui! c’était notre jeu de pichenottes qui nous arrivait à la veille du jour de l’An! Le plaisir qui nous avait échappé à Noël, nous l’avons repris au jour de l’An et, cette fois, avec les cousins et cousines, car c’était le jour où toute la famille et la parenté se réunissaient chez nous.
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