Roland Ferland, Le Montagnard, Saint-Tite-des-Caps, novembre 2016
Au temps de mon enfance, il n’existait dans la paroisse que deux magasins généraux : celui de chez « Fredo » Alfred Leclerc et celui de chez Ludger Leblond. Pour nous, gens de la Montagne, notre magasin était celui de chez Ludger Leblond. D’abord parce qu’en hiver, comme nous venions à la messe en voiture à cheval et qu’il avait dans son ancienne étable quatre ou cinq places pour chevaux à louer ainsi qu’une grande cour pour placer les voitures, c’est là où mon père avait loué une place et c’est là où nous entrions notre cheval habillé d’une bonne couverture sur le dos parce que c’était vraiment froid dans ce local qui ne servait que le dimanche, même si c’était tellement mieux que dehors. Comme le magasin était juste en avant, cela nous permettait, avant d’aller à la messe, d’entrer nous chauffer sur la grille de la fournaise à bois au centre de l’allée surtout par grand froid car, comme le dit l’adage, « en berlot l’hiver, c’est pas chaud! »
Ce magasin, tenu par le propriétaire Ludger Leblond et ses deux sympathiques vieilles filles Noëlla et Antoinette, est demeuré dans mes souvenirs d’enfance tel qu’on le voit quelquefois dans des films ou des photos d’époque : meublé de deux comptoirs, un de chaque côté de l’allée. Ce que je retiens de l’endroit, c’est que sur le comptoir de droite en entrant il y avait un petite pharmacie vitrée d’environ deux pieds par quatre pieds où voisinaient aussi bien du sirop Lambert pour la toux, du Vigora pour la gourme des chevaux, de l’onguent camphrée pour guérir la toux des enfants, de l’aspirine ou de l’onguent miracle pour frotter les trayons blessés des vaches. Quant au reste du comptoir, l’on y vendait du tissu à la verge. Le commerce se déroulait surtout sur le comptoir de gauche, derrière lequel se trouvait en vrac à peu près toute la nourriture nécessaire à la vie courante laquelle nous était livrée dans des sacs de papier brun, après les avoir pesés. Par souci de donner une pesée juste, je revois le bonhomme Ludger casser en deux et manger l’autre moitié d’un grand biscuit à thé que nous achetions dans le temps. Dans ma tête, je revois le distributeur de papier kraft servant à l’emballage. Je revois le distributeur de papier collant avec son réservoir d’eau pour mouiller la colle. Je revois la ficelle servant à attacher les paquets, suspendue au-dessus du comptoir, passant dans un anneau vissé au plafond puis dans un deuxième pour aller s’alimenter à la bobine posée ailleurs sur le comptoir.
Même si l’espace de ma chronique se rétrécit, je ne puis passer sous silence l’antique tank à gaz devant le magasin où il fallait pomper à bras le gaz dans un réservoir de verre gradé au gallon assez élevé pour qu’il redescende par gravité dans le réservoir du véhicule. Tous ces souvenirs enfouis dans ma mémoire sont à jamais perdus pour à peu près tout le monde!
L’autre magasin général chez « Fredo » était moderne pour le temps, si on le compare au premier. D’abord, au centre du village, un large escalier menait au perron qui faisait toute la largeur du magasin et qui montrait deux grandes vitrines qui changeaient de décors avec les saisons ou les occasions. Mais c’était surtout aux Fêtes que, pour nous les enfants, c’était le plus beau. Nous dévorions des yeux les quelques jouets qui y étaient exposés et qui, malheureusement, demeuraient inaccessibles pour nous, pauvres enfants d’habitants de la Montagne. L’intérieur était également fort différent : d’abord plus spacieux avec son grand escalier qui nous faisait face en entrant et qui menait au deuxième étage où l’on vendait de la marchandise de seconde nécessité. À l’étage, un seul comptoir de service où se tenaient un ou deux vendeurs. L’on y vendait à peu près tout à partir de la mélasse qu’on recevait en grosses tonnes où l’on devait apporter son contenant pour le faire remplir en passant par l’huile à lampe que l’on appelait communément l’huile de charbon où l’on devait aussi apporter son contenant, en passant par les outils de toutes sortes. On pouvait même acheter de la dynamite, des détonateurs, de la mèche à détonateurs ; soit à l’unité ou à la caisse, autant que tu en voulais! À l’arrière du magasin étaient situées la boucherie et la glacière à glace tenue par Médias Côté qui faisait une « run » de viandes par les rangs, une fois par semaine.
Alfred Leclerc était un entrepreneur hors pair, presqu’un visionnaire! Il a touché un peu à tout. Il achetait et abattait ses porcs et ses bovins pour sa boucherie. Il a même construit et opéré une porcherie pour élever ses propres porcs. Il a été entrepreneur de pompes funèbres doublé de la vente de cercueils. Je ne lui ai jamais connu de voiture de promenade mais il a eu tous les camions nécessaires à son commerce. Il a même eu un snowmobile. Il a construit un grand entrepôt pour vendre de la moulée, il a même eu sa propre usine de mouture; ce qui était bien pratique pour nous habitants de la Montagne.
Cela nous évitait d’aller aux Chenaux, en voiture à cheval, pour faire moudre notre grain chez David Morency. J’ai seulement survolé une situation où il y aurait tellement d’autres choses à raconter mais je dois malheureusement me limiter dans l’espace papier.