Être médecins français, juifs pratiquants et vivre dans la campagne québécoise

Quentin Gobert, La Voix sépharade, Montréal, septembre 2016

Lyndia Dernis et Quentin Gobert, anesthésiologistes, sont installés avec leurs trois enfants à Lac-Mégantic. Dr Gobert nous livre ici le témoignage de leur immigration de France.

Couple de médecins spécialistes, nous avons quitté la France en 2013 pour nous installer au Québec.

Du point de vue professionnel, les démarches de reconnaissance de diplômes ont été facilitées par l’Arrangement de reconnaissance mutuelle (ARM) signé en 2009 entre la France et le Québec. Cependant, il aura fallu compter au moins un an pour rassembler les documents (diplômes, attestations d’universités et hôpitaux, titres post doctoraux), les faire authentifier par un notaire pour envoi au Collège royal, et finaliser le processus du Collège des Médecins du Québec. S’en est suivi une longue attente pour obtenir un stage d’évaluation de trois mois, dans un hôpital universitaire québécois, pour valider la reconnaissance de diplôme et permettre la délivrance du permis d’exercice. Le Collège rencontre de grandes difficultés à organiser ces stages puisqu’il ne dispose pas de ses propres terrains de stage, mais doit faire appel aux départements de chaque spécialité, rencontrant des réticences que l’on peut imaginer. Il faut savoir qu’il y a eu des échecs à ces stages et que le Collège des médecins recommande donc de ne pas entamer les démarches administratives d’immigration tant que ce stage n’est pas effectué.

Le Collège se charge d’ailleurs des démarches administratives pour l’obtention d’un permis de travail provisoire pour la durée du stage. Dernière chose et non des moindres, le Québec applique la préférence nationale : les médecins étrangers (sauf professeurs invités dans les universités) ne peuvent donc être engagés que dans les déserts médicaux qui auront démontré n’avoir pas pu recruter de Québécois. Ces « déserts » sont rares désormais, le nombre de médecins formés au Québec ayant considérablement augmenté ces dernières années, rendant plus compétitive l’obtention d’un poste (dont le nombre est géré par le gouvernement) pourtant obligatoire pour tous les médecins qui souhaitent exercer, Québécois ou immigrants.

Dans notre cas, c’est un petit hôpital des Cantons de l’Est, le CSSS du Granit, à Lac-Mégantic, à trois heures de Montréal, le long de la frontière américaine, qui nous a contactés pour pourvoir deux postes vacants depuis quelques temps. Nouvelles formalités pour l’obtention d’un permis de travail (fastidieuses et demandant parfois plus de 5 mois d’attente, selon l’accumulation des dossiers à Citoyenneté et Immigration Canada…) et nous avons pu nous installer dans une maison de location au bord d’un lac. Nous avons eu la chance de tomber sur une équipe formidable à l’hôpital, et travaillons avec eux depuis bientôt trois ans.

Évidemment, les tâches des médecins diffèrent un peu entre la France et le Québec, mais rien d’insurmontable pour qui veut faire montre d’un peu de bonne volonté, les conditions d’exercice étant meilleures et les relations interprofessionnelles plus cordiales, nous semble-t-il, ici qu’en France. Notre famille s’est agrandie d’une petite fille, née après notre installation, et nous bénéficions d’une qualité de vie incomparable : pistes de ski de fond et patins en hiver, activités nautiques sur le lac en été. Les enfants rentrent en vélo de l’école et nous profitons plus d’eux que nous le faisions en France, où nous étions abrutis de gardes. Leur intégration à l’école et à la garderie s’est faite sans heurts, même en ce qui concerne les restrictions alimentaires. De notre côté, nous nous sommes impliqués dans la vie publique, nous rencontrons et échangeons avec des Québécois soucieux de nous connaître et de se faire connaître, participons aux débats citoyens locaux et nationaux (deux lettres d’opinion que nous avions rédigées ont été publiées dans le journal La Presse).

Seul bémol, la vie juive est quasi inexistante dans la province une fois franchies les limites du grand Montréal. Pas de petites communautés (sauf à Québec, la ville) éparpillées sur le territoire, « à la française ». Cela implique donc, pour une famille religieuse comme la nôtre de faire ses achats à Montréal pour le frais (la livraison de vins casher est possible en revanche, seul avantage du monopole de la Société des alcools du Québec), et de se débrouiller seul pour les offices et le Talmud Torah. Nous essayons de nous rendre dans nos familles en France ou à Montréal pour les fêtes, mais cela est le plus souvent impossible en raison des gardes à l’hôpital et de la scolarité des enfants. L’attitude des gens est bienveillante et les arrangements possibles, mais il est clair que retirer ses enfants de l’école dès la rentrée pour les fêtes du mois de Tichri 1 est toujours un peu délicat, même en promettant aux enseignants de rattraper le programme.

Pour les cours de Talmud, mon frère, Rabbin en Israël, a la gentillesse de me consacrer deux heures de son temps chaque semaine pour l’étude, que nous faisons par téléphone ou skype. Même si nous ne regrettons pas notre démarche, nous aurons donc sûrement, si D’ veut, de nouveaux changements à envisager dans l’avenir pour poursuivre l’éducation de nos enfants et les sortir d’un certain isolement sur le plan communautaire, car s’il est certain que le Québec est un environnement accueillant, sécuritaire, tolérant (nous n’avons connu que deux interpellations antisémites, l’une d’un collègue médecin et l’autre d’un camarade de classe de notre aînée), vivre et transmettre pleinement son judaïsme en habitant une région dite « éloignée » est un véritable défi.

http://lvsmagazine.com/