Le chemin de croix des disquaires

Thomas Duchaine, La Quête, Québec, juin 2016

Les disquaires indépendants sont en voie de disparition au Québec. En effet, les derniers chiffres publiés sur cette question indiquent qu’il n’en resterait plus qu’une soixantaine, alors qu’ils étaient environ 700 dans les années 1980. À Québec, on ne recense plus qu’une poignée de disquaires,essentiellement nichés dans les quartiers centraux. Mais, après la disparition du vinyle (qui fait un retour), l’hécatombe du CD et la dématérialisation de la musique vers le Web, voilà qu’un nouveau danger pointe à l’horizon.

Patrice Julien, propriétaire du Rock’n livre sur la rue Saint-Joseph, est catégorique. « Le plus gros problème, en ce moment, c’est la hausse des taxes commerciales ; ce n’est pas tant le chiffre d’affaires qui diminue, mais les frais fixes qui augmentent », explique-t-il. Benoît Huot, propriétaire de CD Mélomane sur la rue Saint-Jean, est du même avis et il ne s’inquiète pas seulement du sort des disquaires. « Si les autorités ne réagissent pas pour protéger les commerçants indépendants, ce sont les grandes bannières qui vont s’installer. » Cette situation fait craindre le pire à Patrice Julien qui soutient que ce qui fait la personnalité d’une rue de centre-ville, ce n’est pas les franchises de grandes chaînes, mais les commerces indépendants. « Les gens veulent voir des commerces différents d’une rue à l’autre. S’il n’y a que des franchises, les gens ne se déplaceront plus pour des commerces qu’ils retrouvent partout », déplore-t-il.

 

Une séquence frustrante
Depuis la fin des années 1980, la vie dans le monde du disque n’est pas de tout repos. D’abord, les vinyles ont disparu des étalages. « Du jour au lendemain, on nous a dit que le vinyle, ce n’était plus bon », se rappelle Benoît Huot. En Europe, pourtant, ce n’était pas le cas. En Amérique, le CD a désormais pris toute la place, mais voilà qu’arrive le graveur de CD\DVD. Fort coûteux au début, il s’est rapidement démocratisé pour devenir un appareil standard sur les ordinateurs personnels. « C’est à partir de cette période que les disquaires ont commencé à avoir de la misère », explique le propriétaire de CD Mélomane. « Et l’industrie a mal réagi. Elle aurait dû réduire les prix rapidement, mais, au contraire, la plupart des gros joueurs ont [augmenté] leurs prix, une erreur inexplicable », ajoute-t-il. Patrice Julien est lui aussi convaincu que les gens seraient restés fidèles au CD si l’industrie avait bien évalué le danger des copies gravées. « Ils ont dormi sur la switch », lance sans ambages le propriétaire du Rock’n livre.

Mais, vraisemblablement, le CD était condamné, avec la dématérialisation de la musique sur Internet. La lenteur des connexions a permis au CD de perdurer un peu, mais, avec l’amélioration des technologies, il est aujourd’hui à l’agonie. « Un disque d’or, aujourd’hui, ce n’est pas le même
chiffre de vente qu’avant », illustre Patrice Julien.

À ce chemin de croix, voilà que s’ajoute maintenant l’épreuve du fardeau fiscal. Pour Patrice Julien, si la pression financière sur les indépendants demeure la même, malgré un volume de vente acceptable, ils finiront par migrer sur le Web pour vendre leurs disques en ligne. Il souligne que c’est le fait d’avoir acheté la bâtisse où loge son commerce qui l’a sauvé. « J’ai dû hypothéquer de nouveau ma maison pour y arriver, mais c’était la seule avenue viable. Un commerce locataire doit avoir un chiffre d’affaires hors de l’ordinaire pour s’en tirer », ajoute-t-il.

 

Le retour du vinyle
Et le retour du vinyle, dont on parle partout, pourrait-il changer la donne ? « Le retour du vinyle depuis 8 ou 9 ans, ça paraît », souligne Benoît Huot. « Ça a donné un second souffle à l’industrie du disque », ajoute-t-il. « Le vinyle, c’est reparti et la hausse n’est par terminée », prédit Patrice
Julien. Visiblement heureux de cette situation, les deux propriétaires ne s’avancent toutefois pas plus à savoir si ce sera suffisant pour sauver les disquaires. En effet, malgré des hausses de vente importantes depuis 10 ans, le vinyle demeure marginal avec une part de marché oscillant autour de 2 %.

Paradoxalement, c’est en partie la musique en ligne qui alimente ce retour, surtout chez les jeunes. « Ils peuvent écouter sur le Web avant d’acheter et, une fois qu’ils ont écouté un vinyle, ils en apprécient la qualité sonore tout comme l’objet », explique Benoît Huot. « C’est la nostalgie qui explique ce retour », continue de son côté Patrice Julien. « Même pour les jeunes, le besoin de toucher et de s’attacher à un objet, d’avoir un souvenir associé à une période importante de sa vie, de ressentir ce que les générations précédentes ont vécu, voilà ce qui se passe », conclut-il.