Jean-Pierre Robichaud, Le Pont de Palmarolle, juin 2016
Ils sont assis côte à côte depuis le début de la récré, silencieux, absents, penchés sur leur téléphone intelligent, les pouces pianotant à toute vitesse. Ils sont indifférents à tout ce qui se passe autour d’eux. C’est la génération des têtes baissées.
Un peu plus loin, ils sont un groupe, épaule contre épaule, encore là vissés à leur écran, semblant ignorer même leurs voisins, pourtant si proches. Mais les têtes baissées ne sont pas que l’apanage de la polyvalente. Sur la rue, à l’épicerie, à la maison, au resto, et pas seulement les ados, c’est la parade des têtes baissées.
Elles sont même entrées à l’église, me souffle-t-on. Il paraît que pendant les offices religieux les têtes baissées ne le sont pas toutes par soumission à Dieu. Pour certains, c’est plutôt par soumission à leur bidule. Ou Dieu serait-il lui aussi sur Facebook? Trottoirs à sens unique?
Dans les grandes villes, le téléphone d’une main, tête baissée, des centaines de gens circulent en tous sens, et on se surprend qu’ils ne se frappent pas plus souvent. D’autres traversent la rue sans même regarder autour et on s’indigne quand un piéton se fait happer. Je n’excuse pas l’automobiliste imprudent, mais je prédis que des accidents d’intersection dus au téléphone intelligent seront de plus en plus fréquents à l’avenir. Au Québec, de 2011 à 2013, 27 piétons ont été blessés en textant, dont cinq gravement.
« Le risque de prendre la mauvaise décision est à peu près 20 % plus grand chez les gens qui textent en marchant, comparativement à ceux qui ne font que marcher », souligne François Courtemanche, chercheur au Tech3Lab de HEC Montréal.
J’ai déjà fait cet exercice en ville : je marche sur le trottoir, feignant de ne pas voir la tête baissée qui fonce droit sur moi. C’est la collision presqu’à tout coup. Ce qui me consterne, c’est que la tête baissée ne s’excuse jamais, me lançant plutôt un regard courroucé comme si c’est moi qui suis en défaut. Aurons-nous bientôt besoin de sens unique sur les trottoirs?…
Au resto
L’an dernier, nous sommes six au resto à Québec. Nous discutons allègrement de tout et de rien. Arrive à la table de gauche un couple en début de trentaine. Les deux s’assoient et, sans un mot, déposent leur bidule devant eux et commencent à pianoter.
Se pointe la serveuse; ils lèvent les yeux, commandent leur repas sans avoir consulté le menu et replongent sur leur bidule. Puis arrive leur assiette. Ils déplacent un peu leur téléphone et, sans lever les yeux, sans un merci, commencent à manger d’une main et, croyez-le ou non, tête baissée, ils continuent de pianoter de l’autre. Triste repas vous trouvez pas?
« Pendant 45 minutes, jedonne mon cours à des pommes auxquelles il manque une croquée », se désole un prof d’université. Récemment, un prof d’université expliquait comment il trouve difficile aujourd’hui de donner son cours à des étudiants penchés derrière leur portable. Tout ce qu’il voit devant lui, c’est la lumineuse pomme Apple et des dessus de têtes. Finie la communication par le regard.
« Pendant 45 minutes, je donne mon cours à des pommes auxquelles il manque une croquée », se désole-t-il. Il comprend que ses étudiants ne prennent plus leurs notes un crayon à la main et que le portable est là pour rester. Mais il soupçonne qu’au bout de dix minutes, les trois quarts sont déjà partis ailleurs, naviguant sur les réseaux sociaux. Il en a pour preuve tous ceux qui lui demandent de leur envoyer son plan de cours par courriel. « Ils risquent de souffrir du syndrome du bison », me précise Marie-Pier Morin.
Qu’en sera-t-il de toutes ces têtes baissées dans une génération? Des spécialistes du corps humain s’inquiètent déjà de cette position courbée des enfants et des ados dont la colonne est en pleine croissance. « Ils risquent de souffrir du syndrome du bison », me précisait Marie-Pier Morin, physiothérapeute à La Sarre, avec qui je discutais de ce nouveau phénomène. Elle faisait allusion à cette protubérance qu’ont les bisons derrière la tête.
De plus, le fait d’avoir toujours les yeux rivés sur l’écran aurait pour effet de rendre les yeux plus globuleux. Bientôt ressembleront-ils à ces extraterrestres aux yeux exorbitants?… Chose sûre, pour le moment ça révolutionne et ça perturbe les relations sociales, voire familiales. Au nom d’une ouverture sur le monde, virtuelle on s’entend, l’effet immédiat est un enfermement sur soi-même. Plein « d’amis », mais seul dans ma bulle, tête baissée.