Vivre et laisser vivre

France Lapointe, camelot Mont-Royal / Mentana,  L’Itinéraire, Montréal, le 1er février 2017

France Lapointe
camelot Mont-Royal / Mentana.

Travailler pour un journal de rue, c’est difficile: on est tout le temps debout, il faut faire la promotion du journal, se faire connaître, parler aux gens, mais ça vaut la peine. On reçoit des commentaires positifs des clients qui nous encouragent, nous confient des choses personnelles et nous demandent des conseils.

Ça fait 20 ans que je suis camelot pour L’itinéraire, et j’ai beaucoup appris : à être patiente, à travailler aux quatre saisons. L’hiver est la période la plus difficile pour travailler dehors. J’ai gagné un savoir-faire : vendre, écrire des articles, parler de la société, de l’environnement, de la planète, de la pauvreté et de l’itinérance.

L’itinéraire m’a permis de me faire des contacts; ça me valorise parce que je me sens seule parfois. Ce n’est pas toujours facile, mais ça me permet de rencontrer des gens. Il y a certains collègues avec qui je m’entends bien; ça me donne un endroit pour jaser un peu. Je viens à L’itinéraire pour voir du monde, pour la reconnaissance, et pour le respect entre collègues.
Une femme dans un milieu d’hommes

Ce n’est pas toujours facile de se lier d’amitié avec les autres camelots; certains ont des caractères difficiles, ils ont leurs problèmes. D’autres ont des dépendances à l’alcool ou à la drogue, donc il faut être délicat parce qu’un regard ou un petit geste peut déranger. L’ambiance peut parfois être assez individualiste, et je ne sais pas toujours quoi dire aux autres. Il y en a qui me racontent leurs problèmes personnels, mais j’ai parfois du mal à en faire autant et je ne me sens pas toujours écoutée.

Même s’il y a d’autres femmes, ça reste un milieu de gars. Par le passé, j’ai même déjà eu peur de venir ici. C’est un environnement délicat, ça te pompe ton énergie, et, des fois, ça me rend triste; il y a des journées sombres qui ne me permettent pas de dialoguer.

C’est quand même important qu’entre camelots, on sache se parler de nos histoires personnelles et qu’on sache être dignes de confiance, qu’on puisse garder des secrets. Il ne faut pas profiter des autres. Avant, quand un camelot me demandait de lui prêter de l’argent, je n’arrivais pas à dire non, et je ne revoyais jamais mon argent. Maintenant, j’arrive à m’imposer plus facilement, je fais ma petite affaire et je laisse les autres tranquilles.

Il faut dire que l’ambiance a changé ces dernières années à L’ltinéraire. Il y a moins de conflits, les gens sont plus respectueux et plus avenants et on y trouve plus facilement sa place.
Défendre son territoire

C’est aussi très important de respecter les territoires de vente des autres. Avant, ça arrivait souvent qu’une personne qui quête me demande de lui laisser mon espace. Ça a même déjà créé des conflits: je suis allée en cour contre un mendiant parce qu’il me harcelait et m’intimidait pour avoir mon spot. Il m’arrosait, m’insultait, manipulait la police, et j’ai fini par réussir à m’en débarrasser quand son chien m’a mordue. Donc, mon expérience de camelot m’a appris à mettre mon poing sur la table et à me faire respecter.

Maintenant, quand j’arrive à mon spot, s’il n’est pas libre, les gars de la rue me cèdent la place, et j’en suis fière. Ce que j’aime c’est qu’il y a toujours des gens qui viennent me défendre. Je vends le magazine au même endroit depuis 20 ans, alors les employés de la SAQ et les clients me connaissent bien.
Du plaisir quand même …

J’aimerais dire que tout est positif, que la vie est belle, parler de bonheur, mais la vie ce n’est pas fait pour tout le monde, et le bonheur non plus. J’aimerais que la vie soit comme la chanson d’Édith Piaf, La vie en rose, ou celle de Boule Noire, Aimes-tu la vie comme moi? C’est d’ailleurs la chanson que j’ai chantée au party de Noël, pour le talent show de L’itinéraire au Lion D’or.

Malgré les difficultés, si je suis restée pendant 20 ans à L’Itinéraire, c’est que chaque année j’en tire du bon temps et du plaisir. Et aujourd’hui, je peux dire que tout ça m’a rendue plus forte. Je ne me laisse plus faire, je ne me laisse plus dominer. Je veux la garder ma place, car je me suis battue pour !