Historique de L’Itinéraire : Écrire pour exister

Simon Posnic, L’Itinéraire, Montréal, le 1er mai 2017

Au printemps 1992, avant qu’il devienne un journal de rue vendu par des camelots, était publiée la première édition gratuite de L’Itinéraire. Pour célébrer ce 25e anniversaire, un recueil recensant 100 des meilleurs textes de nos participants sera distribué à partir du 24 mai prochain. Retour sur l’histoire de l’écriture à L’Itinéraire.

Ça a commencé avec 125 $ qu’on avait confiés à des intervenants. Leur mandat: sortir des murs du centre Préfontaine où ils travaillaient à la réadaptation des personnes toxicomanes pour aller directement à leur rencontre, dans la rue. « On suivait ce qu’on appelait “le noyau dur de l’itinérance”, raconte François Thivierge, ceux qui étaient barrés partout. Notre rôle, c’était de trouver une solution pour ces gens-là. »

À la fin des années 1980, les ressources proposées aux sans-abri étaient rares. Très peu d’entre eux pouvaient demander le bien-être social — « Pas d’adresse, pas de BS », disait-on. Ces 125 $ permettaient aux intervenants de louer une chambre qui faisait office de bureau afin d’aider les gens à recevoir leur chèque d’aide sociale. « Ils signaient un papier nous mandatant pour recevoir leur chèque. On avait un compte en fiducie, on leur donnait leur argent et on les aidait à gérer leur budget, à négocier leurs dettes. » Pour les itinérants, c’était une façon de recevoir leur dû ; pour les intervenants, une façon d’intégrer la communauté. La relation de confiance s’installait. «Tranquillement, on a trouvé des logements à ces gens-là, relate François Thivierge. De plus en plus de personnes venaient nous voir; on a fait notre place et on est devenu partie intégrante de la rue. »

 

Un groupe d’entraide ouvert à tous

Une consultation des gens du milieu faisait ressortir un besoin : l’ouverture d’un local ouvert et mixte où ils pourraient se retrouver et s’entraider. « Réunir des hommes et des femmes dans un même groupe n’était absolument pas dans les normes de l’époque. Mais l’histoire de L’Itinéraire, c’est celle d’une lutte continuelle. On a commencé par organiser une réunion mixte pour voir comment ça allait se passer… »

Plutôt bien, puisque le centre Préfontaine acceptait de financer, d’abord sur une année, la location de ce local. Avec un maigre budget et une charte qui traînait au fond d’un tiroir, la petite bande s’installait dans un local commercial de la rue Ontario. « Il fallait que les gens s’y sentent à l’aise. C’était un lieu d’appartenance où ils pouvaient participer à des activités, s’impliquer. On les amenait dans des comités, dans des consultations publiques, dans des manifestations avec le RAPSIM et le FRAPRU. L’idée, c’était d’abord qu’ils prennent la parole et soient représentés. Il y avait tout cet aspect de conscientisation et de défense de droits. » Il y avait aussi les projets: un café, un atelier de réparation de meubles et de bicyclettes, des groupes de discussion… Puis, l’idée d’un journal.

«On faisait beaucoup de prise de parole dans l’espace public, mais il n’y avait pas encore de volet lié à l’écriture. Quand j’ai demandé qui voulait s’impliquer dans la mise sur pied d’un journal, trois ont levé la main. » Pierrette Desrosiers, Denise English et Michèle Willson, trois femmes qui avaient vécu l’itinérance et qui sont maintenant considérées, avec François Thivierge, comme les membres fondateurs du Groupe communautaire L’Itinéraire.

 

Les pionniers

Une étudiante en communication met à disposition ses aptitudes et son ordinateur pour appuyer la quinzaine de rédacteurs. « Nous aimerions donner la chance aux gens d’écrire sur différents sujets en les invitant à sortir de leur solitude», annonce-t-on dans ce premier journal imprimé au printemps 1992 et distribué gratuitement dans les organismes communautaires et les maisons de chambres. Le petit livret, qui se veut un outil d’expression, et d’information sur les activités du groupe, fait l’objet d’un lancement à l’Accueil Bonneau devant les caméras de Radio-Canada. La fierté de voir leurs textes publiés et les encouragements reçus en retour renforcent la fierté des auteurs. Après quatre numéros inspirés par le mouvement des journaux de rue qui prend forme aux États-Unis et en Europe, ils testent la vente de leur journal sur la rue.

À l’été 1993, une première édition payante est produite sous un nouveau format, grâce à l’aide de La Presse, qui finance son impression. Des équipes de distributeurs s’installent, durant cinq jours, à différents points stratégiques de Montréal. L’opération est un succès, L’Itinéraire bénéficie d’une visibilité exceptionnelle et obtient la promesse d’un appui financier de la Ville. On décide d’en faire un journal de rue.

 

Le journal-école

Deux journalistes, Linda Boutin et Serge Lareault, sont alors embauchés à contrat afin de transmettre leurs connaissances et de former des rédacteurs.

«Il s’agissait d’abord d’aider les membres à bien déterminer ce qu’ils voulaient faire», explique Serge Lareault, qui passera une vingtaine d’années à L’Itinéraire, comme rédacteur en chef puis comme directeur général. Ils suivent un cours d’histoire du journalisme, étudient les différentes formes que pourrait prendre leur publication. Ils décident que sa vocation première sera de faire tomber les préjugés liés à l’itinérance selon un angle objectif plutôt que contestataire. Ils veulent faire du groupe un journal-école : « Il fallait que ça soit professionnel, que les gens de la rue qui souhaitaient écrire aient tout le soutien nécessaire pour bien s’exprimer. L’idée était aussi d’employer le plus de personnes de la rue possible.»

Rapidement, chacun trouve sa place selon ses compétences et ses envies. Celui qui fait des graffitis apprend la mise en page. L’ancienne travailleuse du sexe vend de la publicité. Alain Demers, qui a un bon niveau d’éducation, devient le premier rédacteur en chef: «L’ltinéraire, c’est plus qu’un journal, avance-t-il dans son premier éditorial. Pour des gens qui ont laissé le marché du travail depuis longtemps, c’est une occasion de vivre une expérience de travail stimulante. » Car, outre la gestion des affaires courantes et la rédaction, la vente du journal est un travail en soi, 50 % de son prix de vente revient directement à ses camelots.

Ils ne sont pas si nombreux, le 24 mai 1994, lors du lancement du premier numéro du journal de rue. Mais rapidement, on se passe le mot. Gabriel Bissonnette frappe à la porte du groupe deux jours plus tard. «C’est un camelot qui vendait au coin de chez moi qui m’a parlé de ça. Le lendemain, je suis allé les voir, j’aimais l’idée de donner la voix aux sans-voix. » Les passants, eux, aiment constater que des gens qu’ils avaient vu quêter pendant des années se mettent à travailler et à s’impliquer dans un projet. Les ventes s’en ressentent : « Au bout d’une semaine, indique Serge Lareault, les 5000 copies qu’on pensait écouler sur deux mois étaient déjà vendues. Alors, on en a réimprimé 10 000. » La formule est gagnante.

 

Oui, les itinérants savent écrire

« On a démarré fort, se souvient Gabriel Bissonnette, toujours camelot aujourd’hui, mais ça a pris du temps pour qu’on soit reconnus. Quand on disait aux gens qu’on rédigeait des articles, il y en a qui nous répondaient : «Depuis quand les itinérants savent lire et écrire ?»

Le journal de rue a fini par se faire une place dans les rues montréalaises, dans l’espace médiatique et dans le cœur de ses lecteurs. Il s’est structuré, a évolué, a changé plusieurs fois de périodicité, de papier, de format et de prix. La préoccupation de laisser une place, plus ou moins importante selon les époques, à l’écriture des camelots a toujours été présente. «Au départ, rappelle Serge Lareault, il fallait leur expliquer que ce n’était ni un journal personnel, ni un journal interne, mais un mass media tiré à 15 000 exemplaires. Il fallait bien s’exprimer, accepter d’être corrigé, ne pas faire de médisance, respecter une certaine éthique. Ce n’est pas parce que les personnes sont dans la rue qu’on ne doit pas avoir des exigences à leur égard.”

La salle de rédaction de L’Itinéraire est un laboratoire où l’on ne cesse de chercher des leviers pour susciter l’intérêt envers l’écriture et développer les savoir-faire. Parmi les rédacteurs, il y en a dont la plume est exceptionnelle. Il y en a d’autres, moins à l’aise avec l’écrit, que les membres de l’équipe de rédaction, salariés ou bénévoles, aident en orthographe, en syntaxe, en structuration des idées. Tous ont un point de vue authentique et pertinent à faire valoir, leur parcours en soi étant une source d’information.

 

De la souffrance et de l’espoir

Le journal est un prétexte pour évacuer ses souffrances, pour faire le point sur son cheminement et le partager. Par la force des choses, on y parle de vies brisées, de pauvreté, de consommation, d’itinérance… Mais aussi d’espoir, et de dignité retrouvée.

Aujourd’hui, plus de la moitié du contenu du magazine est rédigé par ses participants. On tente, comme au commencement, de les placer au cœur des projets. Et, sans surprise, c’est de quelques-uns d’entre eux qu’est venue l’idée d’une anthologie. Ces amoureux des mots ont passé en revue plus de 500 publications s’étalant du printemps 1992 à l’été 2016. À partir de leur présélection, un jury de sympathisants a eu pour mandat de retenir 100 textes avec comme première consigne de faire confiance à leurs émotions.

«Vous ne sortirez pas indemne de ce livre symphonique, c’est-à-dire que vous en sortirez ouvert et palpitant, écrit Monique Proulx, présidente du jury et auteure de la préface de ce recueil. Et il ne vous sera plus possible de regarder les camelots de la même manière. Ni les itinérants, d’ailleurs. Peut-être vous apparaîtront-ils enfin tels qu’ils sont vraiment : des sentinelles. Des sentinelles postées judicieusement au coin des rues pour nous empêcher d’oublier notre solidarité, notre humanité.” Pour nous rappeler que, dans les bas-fonds d’une société malade, on peut encore trouver du talent et de la beauté.