Consommer autrement

Alexandra Guellil, L’Itinéraire, Montréal, le 1er septembre 2015

Sociologue à l'Université de Montréal, Paul Sabourin se spécialise sur les pratiques et les formes de connaissance de l'économie. Pour lui, l'économie collaborative pourrait avoir un impact à la baisse sur les inégalités socioéconomiques uniquement si son développement s'opère sur une base collective.

 

Comment définissez-vous le concept de l'économie du partage ou collaborative?

C'est un terme très large. On pourrait dire que c'est une activité qui a historiquement existé dans pratiquement toutes les sociétés. C'est en somme toute ta question des échanges de réciprocité non monétaires entre les personnes et les groupes sociaux. Cela implique les échanges de services, la production ou la création d'objets. Il existe plusieurs formes d'échanges locaux qui font aujourd'hui partie de ce que l'on appelle l'économie collaborative. Ce sont les informaticiens qui ont réussi à développer à une autre échelle cette façon de travailler à travers la création de leurs logiciels. Aujourd'hui, avec les réseaux sociaux (Facebook, les forums, etc.), l'ampleur des échanges est différente. Une part importante de la population peut initier des activités économiques en collaboration même s'ils ne vivent pas dans les mêmes milieux physiques.

 

Sur quoi repose cette économie non monétaire? Certains parlent notamment de confiance …

La confiance est un élément important sans être la seule base. En anthropologie et sociologie, on parle de trois règles importantes gouvernant tes échanges humains mises en valeur par te sociologue-anthropologue Marcel Mauss : donner, recevoir et rendre. Le fait de recevoir et de rendre pose souvent problème. Je vous donne un exemple : quelqu'un que vous ne connaissez pas arrive chez vous avec un sac de nourriture. Est-ce que vous allez l'accepter sans douter? Vous voyez bien ici que le principe de confiance, comme vous dites, est important. Recevoir est une obligation dans le rapport de confiance et une fois que l'on a reçu, cela implique de rendre et de continuer la chaîne de réciprocité. Dans certains groupes sociaux et milieux populaires, cette réciprocité a toujours été plus présente malgré l’importance de l'économie actuelle du marché.

 

Existe-t-il, selon vous, un tien entre la réduction des inégalités sociales et l'économie collaborative?

Tout est dans la manière dont on pratique cette économie collaborative. On le voit clairement dans certains milieux où les relations sociales sont intenses, cela peut donner lieu à des échanges collaboratifs allant de l'échange des connaissances à la réparation d'objets divers ou bien à l'organisation de jardins communautaires. Cela fait en sorte que certaines familles vivent mieux grâce aux économies qu'elles feront sur certaines ressources. Dans une certaine mesure, cela peut atténuer les inégalités sociales. En revanche, dans certains cas, on peut assister à la suppression d'emplois au profit justement de l'économie collaborative.

 

S'agit-il en quelque sorte d'une bataille entre de nouvelles formes de solidarité, portée notamment par la génération y, et le système capitalisme?

C'est un peu complexe. Je vais prendre le côté critique. Est-ce qu'on ne voit pas émerger cette économie collaborative au moment où l'économie d'État a de moins en moins de capacité à redistribuer la richesse? Par exemple, les terrains publics de campings sont de plus en plus chers et la solution devient de faire appel à Airbnb. Souvent à la base de ce mouvement-là dans certains secteurs d'activités. il existe des compagnies qui font aussi un profit, comme Uberx à Montréal dont on ne cesse de parler. Et tout cela peut mettre en péril le travail de personnes qui ne sont pas particulièrement aisées dans un système économique sujet à la compétition sans limites, autrement dit, qui devient sans régulation sociale explicite et admise par tous.

 

Existe-t-il déjà une certaine régulation de ce système collaboratif?

On voit bien à travers l'histoire que la régulation est basée sur une certaine confiance. mais aussi que le fait que tout échange implique une tierce personne, Uberx est un échange entre deux personnes qui dépend à la fois de la circulation, des autoroutes et des financements de ces dernières. Si ces échanges-là dépassent te marché interindividuel, c'est une façon de considérer que cette économie ne peut pas être réduite à deux individus qui s'échangent comme le font les services d'échanges locaux (SEL). Elle devra aller plus loin pour assurer l'existence des biens publics dont font usage les échangistes.

 

Et pour ce qui est du risque de récupération marchande basé sur des valeurs à priori humanistes?

C’est certain que cette économie, basée sur le don, peut être récupérée pour promouvoir l'activité marchande. Un exemple : si on achète un burger dans une grande chaîne de restaurant, celle-ci peut nous proposer de payer plus cher pour l'un de ses produits sous réserve de donner le surplus à un organisme de bienfaisance. Le don nous fait alors oublier en quelque sorte le profit que génère l'activité. Tout comme des banques de recherches gratuites comme Wikipédia qui sont utilisées par des entreprises privées au détriment des services de recherches payants qu'ils utilisaient auparavant. D'où l'importance de travailler à la régulation de tout ce qui entre dans« l'économie du partage» au fur et à mesure qu'elle se développe afin d'éviter que des biens communs ne soient utilisés par des personnes à des fins de profit, et ce, sans que ces personnes contribuent à la production de ces biens.

 

L'économie collaborative se pratique beaucoup via les réseaux sociaux. Est-il erroné de penser que cela pourrait stopper d'une certaine manière la montée de l'individualisme et concevoir autrement les rapports humains?

Je sais que plusieurs personnes qui se réclament de l'économie collaborative veulent promouvoir la redistribution sociale, mais c’est très difficile de prévoir cela. On constate qu'avec les périodes d'austérité, les défis de l'environnement et la remise en cause de la croissance économique, les cadres sociaux habituels sont ébranlés et que plusieurs personnes cherchent une autre façon de faire de l'économie, On retrouve dans des pratiques d'économie collaborative des façons de faire qui privilégient l'usage des biens et le partage, Ce qui ouvre la possibilité de consommer autrement en faisant en sorte de limiter la consommation des ressources de la planète. Ce qu'on peut mentionner aussi, c'est que souvent les relations aujourd'hui se cimentent entre les personnes et ne permettent donc pas d'aller au-delà de l'interpersonnel. En privilégiant les réseaux sociaux, le collectif n'est pas si omniprésent que cela. Contrairement à ce que l'on pense, les individus vont fréquenter des réseaux sociaux qui leur ressemblent. En fin de compte, on obtient un résultat assez unidimensionnel. C'est donc compliqué de déterminer si les relations via les médias sociaux sont plus intenses que l'échange épistolaire de lettres au 19e siècle, par exemple. Une des choses fondamentales dans toute économie est de construire des relations qui persistent dans le temps, d'où l'importance d'instaurer une certaine confiance. Ce qui n'est pas facile à distance à travers les médias sociaux comme le montrent tous les dispositifs visant à établir la bonne réputation des personnes sur Internet. Une question est donc importante: à quel point faites-vous confiance à vos interlocuteurs sur les médias sociaux?
 

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