Il était une fois nos «raconteux»

Geneviève Gélinas, GRAFFICI, Gaspésie, été 2015

La Gaspésie possède une riche tradition de contes, et plusieurs conteurs se consacrent à les transmettre ou à en inventer de nouveaux. Notre journaliste Geneviève Gélinas a fait le tour de la péninsule pour aller à la rencontre de cinq « raconteux » aux inspirations et aux parcours variés.

 

Le monde merveilleux de Tourelle

 

Gaétan Pelletier a développé son sens du merveilleux pendant son enfance à L'Échouerie, un hameau de pêcheurs aux limites de Sainte-Anne-des-Monts et de Tourelle. « Je sortais dehors tôt et il y avait de la vie: des pêcheurs qui rentraient de la pêche et qui vidaient leurs poissons. Si je me levais trop tard, à 8 h par exemple, tout était rangé, c'est comme si ça n'avait jamais existé. C'était magique.»

Tourelle et ses environs sont riches en contes et légendes, consignés notamment par les folkloristes Marius Barbeau et Carmen Roy. La pauvreté et l'isolement ont créé un terreau fertile pour conserver la tradition orale,  estime M. Pelletier, qui a renoué avec cet univers au début des années 1990 en consignant lui aussi cet héritage. « J'ai rencontré des vieux conteurs, dont Paul Minville, dit-il. J'ai repris les légendes que ma mère et ma grand-mère me racontaient. J'en écris aussi, mais sur une base historique.»

Gaétan Pelletier, 57 ans, gagne sa vie comme menuisier et se décrit comme « conteur, historien et sculpteur à ses heures ». Il n'avait pas l'intention, au départ de raconter ses histoires lui-même. «Je me suis fait prendre à mon propre piège!» Aujourd'hui, il prend un plaisir fou avec le public. "J'ai ma berçante, qui devient un cheval, un fagot, un personnage… Quand tu racontes, tu es un témoin. Quand bien même les gens "t'astinent", ce que tu racontes, c'est vrai, et il faut que tu y croies. »

En racontant avec les vieux mots du terroir, M. Pelletier prend une douce revanche sur les religieuses de son enfance qui lui défendaient de les utiliser. « Des coups de strap, j'en ai eu pour ça! On avait un vieux parler "français", mais personne ne défendait ça!»

 

 

Mener le monde en bâteau

 

Marc Fraser jumelle navigation et conte sur son navire. Photo : David Gingras

 

Cet été, Marc Fraser mènera les gens en bateau, au propre comme au figuré. Il fera l'aller-retour Mont-Louis – Mont-Saint-Pierre sur son navire de 30 pieds pendant qu'il raconte la légende amérindienne d'Owanda à ses passagers.

M. Fraser, un Gaspésien d'origine, a fait carrière en ville comme comédien, metteur en scène, auteur et intervenant psychosocial. Il s'est installé en Haute-Gaspésie il y a sept ans, «à cause de l'élastique qu'on a dans le dos, nous, les Gaspésiens », dit-il.

M. Fraser a grandi en entendant son grand-père et son oncle, des conteurs réputés à Rivière-au-Renard. «C'était un vrai téléroman, mon oncle arrêtait dans un moment crucial et disait: vous reviendrez demain.»

À son retour en Gaspésie, l'homme de 63 ans a puisé dans «le trésor» de la tradition orale gaspésienne pour écrire et monter des pièces de théâtre, jouées notamment à l'été 2010 à La Martre. Quant à naviguer, « j'ai toujours eu des bateaux, dit-il. À force de me faire demander "est-ce que je peux aller en mer avec vous? ", je me suis dit: je vais jumeler bateau et théâtre.»

Marc Fraser a ficelé un banc de quêteux et quelques chaises de cuisine sur le pont de son navire, baptisé À l'abordage. Il a planté son décor sur le toit de la cabine de pilotage. Rien à craindre pour les passagers: Transports Canada a donné sa bénédiction. Pour la traversée, M. Fraser a choisi la légende d'Owanda, fille d'un chef amérindien, tombée en amour avec «le pire guerrier de la tribu », celui qui ne veut rien savoir de se battre, mais qui est réputé un peu sorcier. Les amants se réfugient dans une grotte à Mont-Saint-Pierre. Des guerriers les poursuivront en canot. L'affrontement final du conte expliquera le relief particulier du mont Saint-Pierre. « Des fois, j'ai peur que les gens ne m'écoutent pas pantoute, parce que le paysage est tellement beau, dit M. Fraser. Mais je leur parle justement du paysage, des crans de roche et des montagnes.»

 

 

Le conte comme mode de vie

 

Patrick Dubois a choisi le conte pour financer son mode de vie. Photo : Geneviève Gélinas

 

Aujourd'hui, Patrick Dubois habite une maison louée à Carleton-sur-Mer, se déplace à vélo, pêche la plie, arrose son potager et élève des lapins. Être conteur est l'occupation qu'il a choisie pour financer son mode de vie, résultat d'un virage à 180 degrés pour l'homme de 28 ans.

De 18 à 25 ans, Patrick Dubois était occupé à créer deux entreprises et à travailler comme barman. Son but d'alors: être millionnaire à 30 ans. «J'investissais dans demain, mais je n'arrivais pas à profiter d'aujourd'hui, dit-il. Je n'étais pas heureux dans cette course à l'argent, à la liberté financière.» C'est avec ce laïus que M. Dubois démarre toutes ses soirées de contes, sur la grève à Carleton-sur-Mer. Il y a trois ans, plutôt que de continuer à augmenter ses revenus, il a décidé de « s'attaquer au robinet du bas », celui des dépenses. M. Dubois a déménagé de Québec à Carleton-sur-Mer et s'est fixé un« plafond salarial» de 10 500$ par an.

« Le but était d'apprendre à vivre heureux avec moins d'argent. Ça ne m'aurait pas dérangé de le gagner en étant pompiste.» Heureusement pour nous, il a décidé de devenir conteur, mettant à profit son expérience dans des ligues d'improvisation. Le soir où GRAFFICI assiste à sa prestation, M. Dubois part d'une expérience de survie enforêt pour nous mener dans un monde où les mouches à chevreuil deviennent aussi grosses que des éléphants et où deux enfants tiennent la Mort prisonnière, rendant immortels les habitants de Carleton-sur-Mer.

Le conteur part d'anecdotes et brode. «Je sais que je dois aller du point A au point B, mais je ne sais pas comment je vais m'y rendre [ …  J'aime que l'histoire n'ait pas de source officielle. Il y a quelque chose de noble ou d'humble là-dedans, ça appartient à tout le monde, sans droits d'auteur.» M. Dubois a poussé l'expérience un peu plus loin avec ses tournées de quêteux. Deux fois depuis 2013, il a cogné aux portes via Facebook pour trouver des gens prêts à lui assurer le gîte et le couvert en échange d'histoires, de Montréal à la Gaspésie.

 

 

L’enfant chéri des Paspéyas

 


Fernand Alain a doté son personnage Abel Maldemay du vieil accent de Paspébiac,
celui qu’on parlait dans sa famille. Photo : Geneviève Gélinas

 

Le personnage d'Abel Maldemay est né il y a 44 ans, de l'imagination de Fernand Alain. Six spectacles solos plus tard, « je ne pensais pas le faire autant et si longtemps, dit M. Alain. «J'ai une responsabilité envers mon personnage, parce que les gens se le sont approprié et qu'ils l'aiment. »

En 1971, Abel a d'abord été un personnage d'une pièce de théâtre créée à Paspébiac. C'est un pêcheur qui « disait tout haut ce que les autres pensaient tout bas», se rappelle M. Alain. «J'avais dans l'idée de le faire parler, comme mon arrière-grand-père, un français archaïque, avec le vieil accent et les vieux mots.»

Cet accent spécifique à Paspébiac, qui transforme notamment les «on» en «eng», a une certaine parenté avec le parler des habitants du sud de la France. «Quarante pourcent des gens de Paspébiac sont d'origine basque. Ils ont été coupés de la mère patrie pendant des centaines d'années et je pense qu'ils ont exagéré l'accent », explique M. Alain.

Ses textes, M. Alain les écrit au son, fidèle à la prononciation des mots, puis les mémorise à la virgule près. Et si l'accent d'Abel est celui de Paspébiac, ses histoires sont universelles. Dans Clevis aux Étâts, il décrit la réalité de bien des Québécois qui ont dû s'exiler au sud de la frontière pour travailler. Dans Blanche a pardu la téte, il s'inspire de l'évolution de la maladie d'Alzheimer observée chez une dame de son entourage.

M. Alain, un enseignant à la retraite de 70 ans, se décrit comme un «monologuiste-conteur». Avec lui, Abel est entre bonnes mains: «Abel est un personnage positif, qui fonce. Jamais il ne sera vulgaire, jamais il ne dira quelque chose contre les femmes, parce qu'il a beaucoup de considération pour sa Zabeth [son épouse]. Et je crois que les gens sont fiers de ce que je transporte avec Abel: le patrimoine, la langue ancienne et la langue tout court. »

 

Raconter un magasin

 

Rémi Cloutier joue les commis pour faire revivre la vie d’un authentique magasin général
au temps des Robin. Photo : Geneviève Gélinas

 

« Papa conte des histoires » : c'est ainsi que le fils de Rémi Cloutier présentait la visite aux touristes qui mettaient le pied dans la porte du Magasin général historique authentique de L’Anse-à-Beaufils à ses débuts, il y a 15 ans.

Rémi Cloutier et sa famille ont remonté d'époque un ancien magasin général des Robin, le legs de leur père Gaston, qui conservait tout. M. Cloutier se dit «plus guide touristique» que conteur, mais a «développé le conte comme outil»). Tout entier dans son rôle de commis, il garde le débit rapide qui est le sien dans la vraie vie, pour vanter aux touristes les mérites d'une carriole, d'une planche à laver ou d'un four qui doivent bien approcher les cent ans. «Il faut que tu rentres dans la peau du personnage et que les gens participent», dit M. Cloutier.

L'homme de 53 ans a été soudeur, entraîneur de chevaux de course et technicien en architecture avant de revenir en région épauler son père, qui a exploité son magasin jusqu'à son décès, en 2000.

Le contenu de ses animations, «ça me vient des histoires de mon père, des histoires des vieux "jaseux" qui venaient du temps de mon père, et aussi des écrits d'Alcide Roy [résident de Val-d'Espoir qui a décrit sa vie dans T'es chanceux, Alcide!] ", indique Rémi Cloutier.

« Quand on a ouvert, on avait les plus vieux des alentours qui se donnaient rendez-vous ici, ajoute son frère Ghislain Cloutier, copropriétaire du Magasin et animateur lui aussi. Pas moyen de leur faire la visite, ils se parlaient entre eux autres: «Te rappelles-tu, nos mères faisaient des torchons à vaisselle avec les sacs de farine?» Ces souvenirs font maintenant partie des animations au Magasin.

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