Marie-José Fortin, Le Mouton NOIR, Rimouski, novembre-décembre 2014
Décidément, les régions du Québec n’en finissent plus de faire l’actualité. Et pour cause! Elles sont au cœur d’un vaste marché mondial où leurs ressources naturelles mettent en appétit de grands intérêts économiques. Plutôt étrange quand nous estimons être dans une économie du savoir. Mais nous n’en sommes pas à un paradoxe près. Entre autres, plutôt que d’éclairer les grands fondements des enjeux actuels, les projecteurs sont dirigés vers les mouvements d’opposition citoyenne.
De fait, ceux-ci interpellent, tant par leur nombre que par leur intensité. Autour des seuls projets d’hydrocarbure, on peut recenser près de 170 collectifs locaux, régionaux et nationaux qui se mobilisent pour défendre la qualité de leur territoire et leur mode de vie. Les médias montrent évidemment les expressions les plus extrêmes de leur action, lire celles qui sont conflictuelles. Pourtant, il faut bien comprendre que le conflit est souvent la stratégie du dernier recours. La plupart des habitants et des groupes connaissent, instinctivement ou par expérience, les coûts sociaux d’un conflit. Prendre la parole pour s’opposer publiquement, c’est courir le risque d’être marginalisé, voire exclu de sa communauté. L’enjeu doit donc être puissant pour que les citoyens choisissent tout de même d’entrer dans le conflit. Dans les débats actuels, il s’agit de l’enjeu de la reconnaissance de valeurs, de préoccupations, d’intérêts et d’une vision alternative du développement dans un processus décisionnel qui leur échappe.
Sur ce point, les tensions deviennent parfois particulièrement vives entre des citoyens et leurs représentants élus qu’ils estiment trop mous face aux intérêts économiques. Il faut dire que certaines positions des élites locales semblent hâtives, voire contradictoires, lorsqu’on les compare aux orientations adoptées à la suite de longs exercices de planification stratégique, comme le soulignent les pétitionnaires dans le cas du terminal de Cacouna (voir l’appel aux élus lancé dans le cadre d’une pétition au Mouton Noir1). On pourra certes arguer que les élus, comme les citoyens, sont aussi exclus du jeu des négociations autour des grands projets d’exploitation et d’infrastructures comme l’a rappelé l’enjeu de l’eau avec Gastem à Restigouche et Petrolia à Gaspé. Les processus décisionnels sont effectivement très centralisés, voire opaques. Pourtant, des contre-exemples indiquent des espaces où les décisions locales ont un poids, juridique (contrat de location de terres, zonage des usages du territoire) ou politique (acceptabilité sociale), qui peut être décisif. C’est ce qu’on peut retenir de la mise en échec de projets, comme l’installation d’un parc éolien à Sainte-Luce ou l’exploitation du gaz de schiste dans la vallée du Saint-Laurent, contrés par un vaste mouvement citoyen appuyé par les élus locaux et régionaux.
Aussi, au-delà des cas ponctuels, on ne peut qu’observer une évolution, certes lente, mais tout de même bien réelle des cadres historiques de la gouvernance des ressources. Pour preuve, la récente Loi sur les compétences municipales (2006) ou les amendements récents au régime minier touchant la planification du territoire. En ce sens, les élus locaux et régionaux pourraient poser leurs exigences : plus d’information de qualité (c’est-à-dire de sources indépendantes), plus de temps pour mettre en place une démarche qui permette le débat collectif et qui respecte le temps des communautés. Dernier point, et non le moindre, toutes les options devraient être mises sur la table, y compris le refus de projet. La représentation de tous les intérêts locaux et la conquête d’un pouvoir local pour décider des orientations de développement du territoire constituent donc d’autres enjeux au cœur des débats actuels.
Enfin, au-delà du rôle des institutions et des processus de gouvernance, l’enjeu est aussi cognitif : il porte sur notre capacité à formuler un modèle de développement adapté aux exigences de nos sociétés contemporaines. Les ressources naturelles ont longtemps été une source de richesse, y compris pour les régions. Mais l’équation n’est plus absolue depuis plusieurs décennies : mécanisation, financiarisation et mondialisation obligent. La question est donc de savoir s’il est possible de fonder un nouveau modèle d’exploitation des ressources qui favorisent vraiment le développement pérenne des régions dites ressources. La réponse est plus qu’exigeante. La longue et lente construction de la Régie intermunicipale de l’énergie de la Conférence régionale des élus Gaspésie-Îles-de-la-Madeleine (CRÉGÎM) est un bel exemple. Tout en faisant en sorte d’augmenter le pouvoir et les retombées économiques régionales, ce nouvel instrument peine à intégrer certaines variables dans l’équation du modèle dominant, à commencer par le paysage. Ce même cas montre aussi comment les acteurs régionaux se butent à un modèle historique qui se prolonge et même prend de l’ampleur. Les projets deviennent des mégaprojets (superpétroliers!), ils sont portés par de vastes consortiums financiers souvent exogènes, ils misent sur des technologies nouvelles dont on connaît peu ou mal les impacts. Il y a donc bien un décalage entre des modèles de développement historiques et les exigences citoyennes, décalage qui forge les tensions actuelles.
Si l’on cherche du positif dans la situation actuelle, on retiendra que le Québec des régions présente un visage particulièrement dynamique depuis quelques années. Des pans de la population y affirment leur présence et leurs besoins. Mais en même temps, on souhaiterait bien que ces énergies créatrices soient canalisées ailleurs, à poursuivre la difficile élaboration de modèles alternatifs de développement et la réappropriation des ressources. Ce faisant, les grands projets constitueraient des moments historiques dans la vie des territoires, un pas dans la longue quête pour se réapproprier les ressources, avec, comme horizon commun, la pérennité des communautés locales.