Chantal Turcotte, L’Écho de Cantley, Cantley, octobre 2014
Dans un centre d’hébergement pour personnes âgées de Gatineau, une chorale d’enfants, dont fait partie l’un de mes garçons, entonne un pot-pourri de chansons traditionnelles. Une vieille dame assise près de moi se penche à mon oreille : « Quel âge ont les enfants? » Je lui chuchote : « Entre 8 et 12 ans ». « Combien de temps ça dure? » ajoute-t-elle. « Une demi-heure environ » je lui réponds à mi-voix. Elle sourit et regarde tout autour d’elle, comme si elle visitait les lieux pour la première fois. Elle demande : « Quel âge ont les enfants? » Je lui donne la même réponse que la première fois. « Quand est-ce que ça se termine? » Je répète : « Dans une demi-heure ». Une minute plus tard : « Quel âge ont les enfants? » Vingt fois plutôt qu’une, la dame posera les mêmes questions auxquelles je donnerai les mêmes réponses, ou presque. Quand les enfants entament la dernière chanson, Partons la mer est belle, toutes les têtes blanches réunies se mettent à fredonner. La dame à mes côtés, quant à elle, chante en sanglotant. La dame assise deux chaises plus loin vient lui caresser le bras en souriant dans le vide.
Tout le long du concert, des images me reviennent. Je vois ma grand-mère, ma petite mémère, mettre tous ses vêtements dans un sac à poubelle et je l’entends nous dire avec colère qu’elle veut retourner dans sa maison. Pas celle dont elle est encore propriétaire, mais celle où elle a grandi et qui a été démolie il y a des années et des années. Je me rappelle son coup de téléphone pendant lequel elle nous annonce en panique que son mari, mon grand-père, vient de mourir alors qu’il est décédé dix ans plus tôt. Je me souviens de sa peau, fine comme du papier de soie, que je caresse tandis qu’elle assure me connaître, mais ne me reconnaît pas tout à fait. Je me souviens de sa main qu’elle envoie à une autre femme dans le couloir du centre d’hébergement où ma mère et mes tantes ont dû la « placer », parce qu’incapables désormais de prendre soin d’elle et de prévenir les fugues, les accidents et les blessures. Je la vois, toute petite et recroquevillée dans sa chaise, en train de plier et de déplier son mouchoir, encore et encore.
Ma grand-mère est morte il y a dix-sept ans, en automne, entourée de ses filles qui lui avaient rendu visite tous les jours pendant son séjour au centre. Elle n’était plus que l’ombre d’elle-même. Malheureusement, le cas de ma grand-mère fait écho à beaucoup d’autres. Environ 750 000 personnes au Canada et 36 millions dans le monde souffrent d’une forme ou d'une autre de démence et le risque augmente avec l’âge.
Avec le vieillissement de la population, on prévoit que ces nombres doubleront d’ici 2030, donc d’ici une quinzaine d’années. Dans le cadre de mon travail, j’ai eu le privilège de participer à l’organisation d’une rencontre qui a réuni les plus grands chercheurs canadiens et internationaux spécialisés dans les maladies neurodégénératives, dont l’une des plus connues est sans doute la maladie d’Alzheimer. À l’échelle mondiale, les forces se mobilisent pour prévenir ces maladies, trouver un moyen de ralentir leur progression, améliorer la qualité de vie des personnes atteintes et des personnes qui en prennent soin et éventuellement trouver un remède. Pour l’instant, chacun possède une partie de la solution, mais personne n’a la réponse. Des rencontres comme celle-ci permettront peut-être de rassembler tous les morceaux. C’est le souhait que je formule.
À cette conférence, j’ai appris qu’on pouvait faire quelque chose pour prévenir certaines formes de démence. Jusque-là, j’avais l’impression que ces maladies se logeaient là, quelque part dans le code génétique, et que c’était inévitable, comme une bombe à retardement. Il semble que non.
Étrangement, j’ai aussi appris que la journée où j’ai écrit ces lignes coïncidait avec la Journée de sensibilisation à la maladie d’Alzheimer. Permettez donc que je profite de cette chronique pour reconnaître le dévouement extraordinaire de tous les gens qui prennent soin d’un proche atteint de cette maladie et qui sont des héros méconnus. On pense souvent que la personne que l’on aime et qui ne nous reconnaît plus ne voit aucune différence; qu’on soit là ou non, ça ne change rien.
Pour ma part, je persiste à croire le contraire. Pourquoi? Parce que chaque jour qu’elle visitait ma grand-mère au centre, ma mère prenait le temps de parler à la dame qui partageait la chambre. Cette femme, dont j’ai oublié le nom, était alitée. Elle ne disait jamais un mot, pas même au personnel soignant, et était parfois agressive. Et comme ça, un jour, cette femme a dit quelques mots à ma mère. Elle lui souriait, parfois. Tant qu’il y a de la vie, il ne faut jamais abandonner.