Bernard Jolicoeur, Le Trait d’Union du Nord, Fermont, janvier 2022
La baisse des populations de caribous au Québec est aussi alarmante que généralisée. Précisons que tous les caribous du Québec sont des caribous des bois et qu’on emploie le terme « écotypes » pour distinguer les populations du Grand Nord qui effectuent de très longues migrations comme les troupeaux de la rivière George et de la rivière aux Feuilles, au Nunavik, comparé aux petits troupeaux qui migrent moins ou très peu comme celui de Manicouagan, de Val-d’Or, de la Gaspésie ou de Charlevoix.
Pour mieux comprendre ce qui se produit actuellement, il importe de considérer l’avis des biologistes et des chercheurs indépendants qui étudient ces populations de caribous depuis des décennies et de se méfier des bobards répandus par tous ceux qui ont des intérêts financiers dans l’affaire : producteurs forestiers, pourvoyeurs et même les ministères qui gèrent les ressources forestières et la faune. En effet, le gouvernement actuel est loin de se distinguer en matière d’environnement et de gestion de nos ressources, c’est le moins que l’on puisse dire.
Comme toute espèce animale, les caribous dépendent d’un habitat qui doit être en mesure de les nourrir et de les abriter, mais celui-ci est partagé par nombre d’autres espèces dont certaines les influencent peu (oiseaux et amphibiens par exemple) alors que d’autres exerceront une influence non négligeable (insectes parasites, mammifères prédateurs, virus et bactéries responsables de certaines pathologies, etc.). Toutes ces espèces sont interreliées et, dans des circonstances normales, l’équilibre naturel fait en sorte que les composantes de l’écosystème survivront à long terme bien que leur nombre puisse varier cycliquement. De manière très simplifiée, les herbivores accroissent leurs effectifs quand la végétation abonde et, à partir d’un certain seuil, la flore ne suffit plus à nourrir tous ces individus, les petits ont un poids moindre à la naissance, le lait maternel devient moins riche, etc., et malheureusement, au lieu de diminuer progressivement, les populations d’herbivores s’écroulent abruptement comme nous l’avons observé avec le troupeau de la rivière George au début des années 2000. Peu à peu, la végétation reprend du poil de la bête et les populations d’herbivores se rétablissent. Quant aux prédateurs, leurs populations s’ajustent aussi de façon cyclique aux variations de population de leurs proies.
Nous avons eu droit à toutes sortes d’explications farfelues en marge de cet écrasement du caribou qui était pourtant prévisible. C’était la faute des pourvoyeurs qui détournaient la migration en utilisant des hydravions, c’était la faute des chasseurs de trophées qui prélevaient tous les grands mâles laissant les femelles penaudes lors de la reproduction, c’était Hydro-Québec à cause de sa mauvaise gestion des barrages, etc. Tout cela est ridicule et si l’on se donnait la peine de regarder un peu plus loin dans le temps, il y a aussi eu un déclin de la population du troupeau de la rivière George dans les années 1940, bien avant les raisons peu crédibles évoquées pour tenter d’expliquer le phénomène actuel. Des épisodes de famine et de nombreux décès chez les Inuits sont rapportés par les historiens à cette époque. Et si les caribous avaient un cycle de 60 ou 70 ans par exemple, comparativement à celui bien connu du lièvre qui a un cycle de 9 ou 10 ans, ce qui est bien documenté ? Pouvons-nous espérer que les caribous du Grand Nord reviendront hanter l’excellent habitat hivernal que constitue la taïga juste au nord de Fermont ? Malgré une augmentation encourageante du nombre des caribous du troupeau de la rivière George ces dernières années, rien n’est moins certain si l’on tient compte d’une nouvelle donnée dans l’équation, le fameux réchauffement planétaire. Comment réagiront les plantes de la toundra, les lichens en particulier dont les caribous dépendent de façon directe ? Bien adapté au grand froid, le lichen pourrait-il survivre à des épisodes de pluie verglaçante par exemple ? Bien malin qui pourrait y répondre. Croisons-nous les doigts, allumons des lampions, mais surtout, suivons les publications des chercheurs chevronnés.
Quant aux populations situées plus au sud, je pense que malheureusement les carottes sont cuites. Le « troupeau » de Val-d’Or est réduit à sept individus que l’on a confinés dans un enclos en espérant des jours meilleurs où ils se repeupleront et pourront être rendus à la nature. Ouf… Trop peu trop tard… Il aurait mieux valu écouter les experts qui, depuis des décennies, ont décrié les pratiques d’exploitation forestière qui ont ruiné l’habitat de ces bêtes. En clair, l’exploitation forestière élimine des forêts de conifères matures qui sont remplacées par de jeunes forêts de transition qui conviennent davantage à l’orignal qu’au caribou. De surcroît, les prédateurs, les loups notamment, utiliseront les chemins forestiers comme de véritables autoroutes pour poursuivre plus efficacement non seulement les orignaux, mais aussi les caribous forestiers.
En Gaspésie, la vingtaine de caribous qui vivotent sur les sommets des montagnes sont dans une situation bien particulière. En effet, ils effectuent une migration en altitude plutôt que nord-sud. Sur les sommets dégarnis, ça va toujours, mais dès qu’ils descendent des montagnes pour gagner le milieu forestier, la prédation des jeunes par l’ours noir et réchauffement climatique aidant, par le coyote, viennent compliquer la donne. Là aussi, on prévoit de mettre en enclos le peu de bêtes qui survivent à ce jour.
Dans Charlevoix, les caribous avaient complètement disparu et ils ont été réintroduits dans les années 1970. Ce sont les rejetons de bêtes capturées dans le Grand Nord et élevées en enclos que l’on avait ensuite libérés dans la nature. L’habitat est adéquat et rappelle celui du nord du réservoir Manicouagan, mais une combinaison de facteurs incluant la présence de l’ours noir, du loup et malheureusement de braconnage endémique depuis des générations a laissé bien peu de chance à cette harde dont les derniers représentants doivent aussi être mis en enclos d’ici un an. Là aussi, les pratiques forestières défavorables sont pointées du doigt.
Reste le troupeau du réservoir Manicouagan. Ce sont les quelques caribous que nous apercevons de temps à autre en été dans le secteur de Gagnon ou du réservoir Manicouagan durant la chasse à l’orignal en septembre et en octobre. Ces animaux occupent des territoires de plusieurs centaines de kilomètres carrés et ont absolument besoin de vastes étendues de forêt coniférienne non altérée comme on en retrouve dans le nord de Manic-V jusqu’au nord de Fermont et dans une partie du Labrador. Là où le bât blesse, c’est que ces caribous sont extrêmement sensibles au moindre dérangement du milieu forestier, des aires de coupe ou même un simple chemin forestier que l’on aménage suffisent à perturber leurs déplacements. Pour compliquer encore un peu la problématique, de vastes superficies d’habitat idéal ont été détruites par des feux de forêt dans un passé récent. Pour toutes ces raisons, je ne suis pas très optimiste quant à la pérennité de cette harde non plus.
Espérons seulement qu’à l’avenir, nos décideurs écouteront davantage les avis des experts indépendants qui étudient le caribou depuis de nombreuses années plutôt que d’être à la remorque des souhaits de l’industrie forestière. Or, force est de constater que le gouvernement actuel ne fait que noyer le poisson en proposant encore et encore des études, en créant une « commission indépendante » qui devrait accoucher d’un plan de rétablissement en 2023 alors que les causes du déclin du caribou forestier sont bien connues : de mauvaises pratiques d’exploitation forestière qui persistent depuis des décennies.