Roxanne Langlois, Graffici, Gaspésie, le 11 février 2021
Depuis septembre, GRAFFICI vous présente des scientifiques qui, tant en sciences naturelles qu’en sciences humaines, contribuent à l’avancement des connaissances en direct de la péninsule. Grâce à leur expertise et à leurs connaissances pointues dans leur domaine de prédilection, ils démontrent qu’il est fort possible de faire rimer les mots « Gaspésie » et « science ». Cette fois, nous vous présentons un Marien d’adoption qui s’illustre comme l’un des experts et vulgarisateurs phares de l’Est-du-Québec en matière d’érosion des berges et de phénomènes côtiers : le géomorphologue et professionnel de recherche Christian Fraser.
Le 6 décembre 2010, Christian Fraser part en croisade, cognant aux portes des différentes maisons érigées sur la rue des Tournepierres, à Maria; elles seront peu après inondées de plein fouet. Bienveillant, il met en garde les résidents, leur suggérant de quitter les lieux tandis qu’il leur est encore possible de le faire. Le géomorphologue sait trop bien que la marée, déjà extrêmement haute bien avant l’heure, fera des ravages.
Ce matin-là, le Marien d’adoption quitte son domicile de la route de Saint-Jules afin de prendre la direction de Gaspé, où il est attendu pour effectuer différents relevés sur le terrain. « J’ai vu, à l’œil, au loin, la hauteur de l’eau. Il était 11 h, midi. Je savais que la marée haute était prévue à 15 h 30, qu’il y avait encore au moins trois heures de marée montante qui s’en venaient. Je suis retourné chez nous, j’ai appelé le collègue que je devais aller rejoindre. Je lui ai dit de s’en venir tout de suite », raconte-t-il.
Celui qui gardera en mémoire chaque minute de cette journée se lance alors à pieds joints dans une opération de sensibilisation dans le secteur qui sera le plus durement touché; il y croise, chemin faisant, le directeur de l’urbanisme de l’époque, Serge Normandeau. Convaincant, M. Fraser recommande vivement au fonctionnaire municipal de faire évacuer les lieux. « Il me croyait plus ou moins », se rappelle le principal intéressé en riant. Les différentes mesures de sécurité publique se mettent rapidement en branle et les heures suivantes donneront raison au chercheur. Le reste appartient à l’histoire : 3 commerces et 37 résidences seront inondés, dont une devra être complètement démolie et deux autres, déménagées.
Assis à la table d’un restaurant de la municipalité, 10 ans plus tard, l’homme désormais âgé de 46 ans laisse son regard errer en direction de la mer. L’expert originaire de Cap-Rouge relate au GRAFFICI ces tempêtes historiques, des étoiles dans les yeux. Non pas parce qu’elles lui rappellent de bons souvenirs, mais plutôt parce qu’il est un réel passionné des côtes et de leur histoire. « C’est la compréhension du paysage que j’aime, pas juste la côte ou l’érosion. Toutes les formes de relief m’attirent. Une chose que j’aime faire, c’est d’imaginer à quoi ça ressemblait, ici, à la fin de la glaciation il y a 12 500 ans et comment ça va être dans le futur », confie-t-il.
Ce n’est pas un coup de chance si Christian Fraser a prédit avec une avance de quelques heures les déferlements de décembre 2010. Son parcours et ses vastes connaissances lui permettent de comprendre ce qui échappe à beaucoup d’autres. Et il sait pertinemment bien que cet épisode marquant, « survenu en raison d’une pression barométrique très basse jumelée à de forts vents de l’est en conjoncture avec une marée haute », n’est qu’un début.
« Ça va se reproduire, d’abord avec les mêmes types de météo. Mais probablement que dans 30, 40, 50 ans, on va atteindre le même niveau d’eau, mais avec des conditions moins fortes. […] Le niveau marin monte, et il monte vite. Présentement, ce n’est pas pareil partout, mais selon nos calculs, c’est autour de quatre millimètres par année », souligne celui qui a photographié les berges sous toutes leurs coutures et pris d’innombrables mesures le jour même et le lendemain des événements.
La cartographie qui a pu être tirée de la tempête de 2010 grâce à son travail et à celui de ses collègues demeure encore utile à ce jour. « À défaut de pouvoir prédire précisément où sera le niveau de l’eau dans 30 ans, on peut au moins, par exemple, prévoir les résultats et les inondations entraînées par un événement d’une telle ampleur combiné à un niveau marin X », illustre-t-il.
La science au service du concret
Christian Fraser se découvre une passion dès l’adolescence pour la géographie, notamment grâce à ses professeurs des troisième et cinquième secondaire, Jean et Daniel. « Ils m’ont fait triper sur la géo! J’ai suivi tous les cours d’option en géo au Cégep Garneau, à Québec. C’était clair que j’irais en géo à l’université », se souvient-il, pensif. Il décroche effectivement un baccalauréat dans cette discipline à l’Université de Sherbrooke et effectuera ensuite une maîtrise en océanographie à l’Institut des sciences de la mer de Rimouski. S’il participe à des missions visant à étudier les fonds marins, son intérêt se portera rapidement sur les côtes; l’étudiant se spécialisera sans surprise en géomorphologie du littoral.
Alors qu’il débarque sur la péninsule en 2002 après plusieurs années passées dans les Maritimes, le Néo-Gaspésien travaille d’abord dans le milieu de la concertation. Après avoir assuré des charges de cours pour le compte de l’Université du Québec à Rimouski (UQAR), il intègre la très vaste équipe du Laboratoire de dynamique et de gestion intégrée des zones côtières en 2006. Financé pour ce faire par le gouvernement du Québec, le laboratoire mène différentes études permettant de mieux faire comprendre aux décideurs les différents phénomènes, et ce, dans le but d’optimiser leur gestion des côtes.
Depuis, le professionnel de recherche a été impliqué dans de nombreux projets relatifs à la problématique de l’érosion côtière en Gaspésie, aux Îles-de-la-Madeleine et sur la Côte-Nord; il s’impose au fil des ans comme un expert, ainsi que comme l’un des vulgarisateurs phares en la matière dans l’Est-du-Québec. La cueillette de données, leur analyse, leur interprétation et les conclusions publiées dans des revues scientifiques ou des rapports d’études sont de multiples étapes qui servent toutes, à ses yeux, une cause qui lui tient particulièrement à coeur : démocratiser l’information et la mettre au service des meilleures décisions, que ce soit en matière de préservation ou de développement.
« Ici, je travaille concrètement dans l’analyse de risques; il y a beaucoup de monde qui vit sur le bord de la mer, le ministère des Transports est présent et il y a les écosystèmes qui mangent des volées. Ça m’interpelle beaucoup de travailler à la science et de faire en sorte qu’elle soit directement utile », explique-il, tout sourire.