Karine Bénézet, L’Itinéraire, Montréal, décembre 2020
Depuis 10 ans, Marc Zaffran vit au Québec. Autant d’années qu’il consacre exclusivement à sa carrière d’auteur. Celui qui se qualifie d’« écrivain transgenre », faute de s’attarder sur un unique style littéraire, se sait décalé et critiqué lorsqu’il dévoile au grand public des pratiques immorales de certains médecins. En 2016, Martin Winckler publiait Les Brutes en blanc. Un ouvrage sur les rouages de la maltraitance médicale, révélée au grand public.
Démagogue, vraiment ?
Cette « bombe » lui attira les foudres de bon nombre de ses confrères. Mais « si des gens puissants sont horripilés, c’est qu’on a dû dire ce qu’il fallait », dit-il, « fier » d’avoir soulevé la colère de l’Ordre des médecins de France [ équivalent du Collège des médecins du Québec ] avant d’ajouter un « qui se sent morveux se mouche » aux indignés qui auraient peut-être quelques confessions à faire. Depuis, sa réputation de démagogue est une sorte de seconde peau.
On l’aura compris, Marc Zaffran dérange. Pourtant c’est une vision éthique et respectueuse de la médecine qui l’anime depuis le début. En fait, depuis son enfance, façonnée par un environnement aimant dans lequel le respect de tous — et des femmes « qui n’avaient rien à envier aux hommes » —, précise-t-il, était un acquis.
« Zaza »
À l’entendre parler de son père, Ange Zaffran méritait son prénom. Surnommé « Zaza » par ses proches, le père de l’auteur était « un modèle » pour lui. Médecin également, il exerçait avec beaucoup de « bonté » et « sans jugement », sûrement du fait de son passé modeste et de son statut de Pupille de la nation, « fils de tué de la guerre 14-18 », confie l’auteur. Si le fait est tragique, il lui offrira la chance de devenir étudiant boursier en médecine. Il exercera comme pneumologue en Algérie avant de quitter cette terre pour un cours passage en Israël puis pour la campagne française où il s’installera définitivement avec sa famille comme médecin généraliste dans la seconde moitié des années 60. Il avait alors 49 ans.
« Nous vivions dans la maison de l’ancien médecin, entre l’église et le presbytère, se souvient Marc Zaffran. Le cabinet médical de mon père était au rez-de-chaussée. Au bout d’un couloir se trouvait un rideau par lequel je regardais discrètement le soir pour voir si des gens entraient dans la salle d’attente. L’un des souvenirs marquants qu’il me reste est d’entendre un patient quitter le cabinet et dire à mon père : “ Je me sens beaucoup mieux depuis que je vous ai parlé. ” » Cette scène, entre autres, signera le début d’une longue carrière de médecin humain et respectueux de ces patients et notamment de ces patientes dont il a beaucoup appris en s’intéressant de près à leur santé. Mais ce sont aussi d’innombrables constats et expériences horrifiantes qui forgeront le médecin et militant qu’il est.
Forger le forgeron
Marc Zaffran n’arrive pas sans bagage à la faculté de médecine. Son père l’avait déjà alerté sur les enjeux de pouvoir du milieu médical. Cependant, s’il n’était pas complètement naïf, il pensait retrouver chez la majorité des médecins les mêmes valeurs qu’il avait vu son père défendre. Or, « ça n’a pas été le cas. Beaucoup de mes enseignants étaient cyniques et avaient un mépris souverain pour les patients. Je suis tombé de haut. »
La déception fut grande, mais pas la plus choquante. « L’un de mes plus intenses souvenirs est l’histoire d’une femme venue porter plainte contre un gynécologue à l’époque où mon oncle était secrétaire du Conseil de l’ordre à Alger. Cette femme avait un handicap cognitif modeste. La croyant stupide, le gynécologue l’a fait s’allonger sur la table d’examen, lui a mis le drap sur la tête et l’a violée. La femme avait peut-être un handicap cognitif, mais elle était mariée, et savait parfaitement ce qu’est un sexe d’homme. Je me rappelle avoir demandé à mon oncle ce que le Conseil avait fait et l’entendre me dire : “ bah, on s’est arrangé à l’amiable, on a enterré l’affaire sinon sa carrière aurait été foutue ”. Et moi lui répondre, horrifié : “ Mais il fallait qu’elle soit foutue ! ” » Ça se passe de mots.
Dénoncer librement
Pas étonnant que ni lui ni son père avant lui n’aient souhaité se tailler une place de choix auprès d’une institution prestigieuse comme l’Ordre des médecins. « Quand on sait que les cotisations de l’Ordre national des médecins de France servent essentiellement à ce que les membres du Conseil s’en mettent plein les poches, plutôt qu’à poursuivre les délits des médecins, à lutter contre les violences sexuelles faites par les médecins… vous vous dites que dans la majorité du corps professionnel il y a un problème, sachant que les membres du conseil sont élus par leurs pairs. » Droiture professionnelle et Conseil de l’ordre n’auraient, semble-il, pas fait bon ménage : « C’est parce que je n’ai pas eu de statut dans une institution que je peux dire ce que je veux. Personne ne peut me virer », exprime Marc Zaffran.
C’est donc à travers sa deuxième passion, l’écriture, que la liberté de dénonciation de l’auteur frayera son chemin. Une passion qu’il entretient depuis son plus jeune âge, livre dans une main et carnet de notes dans l’autre. Jeune garçon, il lisait et réinventait « les fins de livres qui ne [lui] plaisaient pas, ou prenai[t] un personnage abandonné et racontai[t] son histoire ».
La littérature française, anglophone, américaine, entre autres lectures, nourriront l’écrivain. Et particulièrement les oeuvres de Perec et d’Azimov, deux auteurs aux genres très différents qui l’ont largement influencé au point d’emprunter le nom de l’un des personnages clés de Georges Perec : (Gaspar) Winckler comme nom de plume.
S’installer au Québec
En 2009, Marc Zaffran a 54 ans. L’immigration au Québec marque un tournant dans sa vie comme l’aura été l’installation en France pour son père… sensiblement au même âge. Il cesse la pratique de la médecine et se consacre à l’écriture. C’est tout un cheminement personnel et sa perception de la culture française qui dessineront ce nouvel itinéraire. Et pour le mieux : « ici, c’est encore plus moi qu’avant, et un moi réconforté et conforté par un environnement bien plus accueillant, bienveillant et ouvert que celui dans lequel j’écrivais auparavant. » Un « espace mental plus large » où ses particularités sont considérées « comme des richesses » et non comme « antirépublicaines et antilaïques », ajoute celui qui « n’en pouvait plus de la France ».
Pour preuve, Le chœur des femmes, un roman sur la transmission de l’éthique médicale rédigé au Canada alors qu’il était engagé comme chercheur indépendant au CRÉUM (Centre de recherche en éthique de l’Université de Montréal). Un roman qu’il n’aurait « peut-être pas osé écrire [s’il] n’avai[t] pas été là ». Par ailleurs, Le chœur des femmes est en cours d’adaptation, en BD, et devrait paraître en avril 2021.