Yvan Noé Girouard
La ministre de la Culture et des Communications, Marie Montpetit, a présenté à l’Assemblée nationale, le 31 mai dernier, le projet de loi numéro 400, première étape dans la transformation de La Presse en organisme à but non lucratif. On créera donc cette «loi modifiant la Loi concernant la succession de l’honorable Trefflé Berthiaume* et la Compagnie de Publication de La Presse, Limitée» afin d’abroger certaines restrictions relatives aux transferts des actions et des actifs de La Presse, ce qui interdira notamment la vente à des intérêts étrangers.
Gesca (filiale de Power Corporation), qui édite La Presse, veut qu’une orientation soit prise en regard des médias écrits pour la création d’un programme contenant des incitatifs financiers (par exemple: subventions ou crédits d’impôt) pour encourager le développement de technologies nouvelles. Gesca souhaite aussi qu’une modification proposée à la Loi concernant la succession de l’honorable Trefflé Berthiaume et la Compagnie de Publication de La Presse, Limitée (1967, chapitre 168, ci-après la «Loi de 1967») afin d’abroger l’article 3 traitant d’une restriction de vente ou de changement de contrôle du journal La Presse afin de permettre une réorganisation corporative».
Pas vraiment un OBNL
Il faut comprendre que ce ne sera pas tout à fait un OBNL mais une fiducie d’utilité sociale à but non lucratif qui pourrait devenir un organisme de bienfaisance. Bref, de la philanthropie, disons, intéressée. Il faut se poser la question suivante : La Presse sera-t-elle un véritable OBNL de gestion démocratique avec des membres et une assemblée générale qui élira son conseil d’administration ?
Comment se fait-il qu’en commission parlementaire, le 6 juin dernier, n’y avait aucun expert en gouvernance d’OBNL? On dirait bien que les politiciens et administrateurs de journaux ne savent aucunement comment fonctionne un OBNL. On mentionne qu’un juge à la retraite serait nommé président du conseil d’administration et qu’il aurait à choisir lui-même les autres administrateurs. Il me semble que ce n’est pas comme ça que ça fonctionne. Les abonnés ne devraient-ils pas pouvoir être membres et avoir le droit de vote en assemblée générale ?
Modèle d’affaires ?
Le 6 juin dernier, seul Pierre Karl Péladeau semble avoir eu le courage de dire que La Presse s’était plantée avec son modèle d’affaires en mettant l’accent sur le virage Web au détriment de l’imprimé. Des tablettes sont vite devenues désuètes et le site aucunement adaptatif est rapidement devenu obsolète. Un tel échec peut aussi bien se répéter. Le fait que La Presse se transforme en OBNL n’est pas garant de sa réussite. Monsieur Péladeau a même qualifié de « patente » le nouveau modèle d’affaires de La Presse.
Bien sûr, La Presse n’a pas à se comparer, dans son mode de gestion, aux 80 journaux communautaires membres de l’AMECQ, des journaux qui appartiennent à la population au sein desquels les gens prennent en main l’information locale. La plupart d’entre eux sont gérés entièrement par des bénévoles. On y retrouve près de 1 200 bénévoles au total et une cinquantaine d’employés rémunérés.
Bien sûr, on veut sauver des emplois à La Presse, on veut aussi sauver des fonds de pension. C’est bien correct. Mais La Presse (Gesca) n’est-elle pas une entreprise privée appartenant à Power Corporation, donc à la richissime famille Desmarais. Idée de génie, on devient un OBNL. N’aurait-on pas trouvé mieux comme modèle d’affaires ? Pourquoi pas une coopérative de solidarité sociale ?
Bousculade des étapes démocratiques
Le 11 juin dernier, le Parti Québécois et la députée indépendante Martine Ouellet ont voté contre le principe du projet de Loi 400. Le 13 juin, il y eut une étude détaillée du projet (ne comprenant que deux articles) par la Commission de la culture et de l’éducation. Puisque le projet de loi 400 a été déposé moins d’un mois avant la fin de la session parlementaire (qui se terminait le 15 juin), il devait obtenir l’accord unanime des 125 députés pour être soumis au vote. Le gouvernement a obtenu l’accord de tous les partis pour franchir les étapes d’étude du projet de loi, seule Martine Ouellet s’y est opposée, ce qui poussa le gouvernement à convoquer une séance spéciale et à imposer une mesure d’exception. Le 14 juin, le gouvernement Couillard a donc imposé le bâillon pour faire adopter la loi (76 pour et 24 contre).
Fonds publics et philanthropie
Avec la complicité de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec, des syndicats (CSN, FTQ) et des partis politiques (PLQ, CAQ, QS), La Presse se déguise en OBNL. Pourquoi avoir agi aussi rapidement pour adopter cette loi avant les élections ? Parce que les libéraux veulent accorder une faveur à un ami très proche du pouvoir. L’adoption n’aurait-elle pas pu attendre… à l’automne, après les élections ? Il paraît que non.
L’Assemblée nationale vient de faire du quotidien de la famille Desmarais un assisté de l’État détenant un pouvoir idéologique de manipulation et de soumission encore plus puissant, et ce, aux frais des contribuables. Sauver La Presse ? D’accord. Toutefois, le modèle d’affaires privilégié ne pourrait-il pas miser sur d’autres sources de financement que les fonds publics et la philanthropie pour survivre ? La famille Desmarais s’apercevra bien assez vite que ce n’est pas facile de vivre en étant un OBNL. Bonne chance tout de même, André Desmarais !
*BERTHIAUME, TREFFLÉ : Typographe, imprimeur, éditeur, propriétaire de journaux et homme politique (1848-1915).