Ianik Marcil, L’Itinéraire, Montréal
Quiconque habite un quartier populaire le constate au tournant de chaque mois : la fréquentation et la consommation dans les commerces d’alimentation changent drastiquement entre la fin et le début du mois. La dernière semaine, les allées sont presque désertes et les paniers d’épicerie ne contiennent que quelques articles, souvent des mets préparés bon marché. À l’inverse, à la première semaine, les supermarchés sont aussi bondés que les paniers, dans lesquels on retrouve des produits frais et souvent quelques petites gâteries.
Le responsable d’un supermarché d’Hochelaga-Maisonneuve m’a déjà dit qu’il devait ajuster l’approvisionnement de son stock en fruits et légumes frais et en viandes à ce cycle mensuel de la faim et des moyens. Dans un des pays les plus riches au monde, qui participe allègrement au gaspillage alimentaire, cela est tout de même aussi insensé que déprimant.
Le Bilan faim 2016 des Banques alimentaires du Québec nous apprend que 1,8 million de demandes d’aide alimentaire d’urgence par mois ont été comblées l’an dernier dans la province. Sur l’année, cela représente plus de vingt millions de demandes, pour une population totale de quelque huit millions d’habitants, c’est vertigineux et inadmissible. Sans surprise, près des deux tiers des personnes y ayant eu recours sont sur l’aide sociale. Mais plus de 10 % d’entre elles occupent un emploi !
Une aide nécessaire
Il y a donc des gens autour de nous qui ont un emploi ou qui sont contraints de recourir à l’aide sociale pour survivre, qui n’arrivent pas à manger à leur faim, mois après mois. Pire, depuis la crise économique de 2008, le nombre de personnes différentes ayant dû demander de l’aide a augmenté de 35%. Autrement dit, l’aide financière de dernier recours (et parfois même un emploi) ne permet pas de s’alimenter adéquatement, autant dire de vivre dignement. Ce dont il est question ici, c’est la base de la base : avoir du mal à vivre en sécurité dans un logement salubre et manger convenablement. Au risque de me répéter, c’est la réalité de centaines de milliers de personnes habitant dans un des pays les plus riches du monde. Le caractère odieux de la chose devrait nous crever les yeux tous les jours. Ventres affamés n’ont pas d’oreilles, dit-on. Mais pourquoi ne hurlent-ils pas? Comment se fait-il que nous acceptions sans dire un mot qu’une aussi forte proportion de nos semblables ne mange pas à leur faim?
Faim de vivre
La plupart des révolutions politiques ont été déclenchées par l’indigence du peuple, voire des famines prolongées. Étant donné que le salaire d’environ 80% des travailleurs au Canada est à peu près stagnant depuis près de 40 ans, qu’une forte proportion des ménages « bénéficiant » de l’aide financière de dernier recours n’a pas d’autre choix que de recourir aux services des banques alimentaires pour se nourrir, comment se fait-il que la révolution ne soit pas à nos portes? Vaste question, bien sûr. Si on ne croit plus aux possibilités de la révolution, ses causes sont pourtant bien présentes. Fondamentalement, par contre, j’ai l’impression que ces femmes et ces hommes qui vivent les « faims de mois » n’ont ni l’énergie, ni le temps pour revendiquer quoi que ce soit. L’action politique, au sens large, est malheureusement encore trop souvent un luxe réservé à une élite. Les ventres affamés n’ont pas d’oreilles. Et pour cause : on ne peut que l’entendre, lui, crier famine. Lorsqu’on a faim, on n’entend pas les revendications politiques, on n’a pas d’espace mental pour elles. On est contraint à la survie et on n’a pas le luxe de la vie politique.