Raôul Duguay, Le Saint-Armand, Aout-Septembre 2017
Il y a déjà 47 ans que j’ai choisi d’habiter à Saint-Armand. La raison en est très simple : né dans la nature abitibienne, entouré de lacs et de forêts, je n’ai pas hésité à quitter la forêt de béton qu’est Montréal pour écrire, peindre, sculpter, faire de la musique et réfléchir à Saint-Armand où ma maison est entourée de champs de mais et de soya, d’arbres et de fleurs et où règnent le silence, la beauté, l’infini et la paix. Lieu idéal pour créer. Car l’art donne un sens profond à ma vie. Pour moi, être cultivé, c’est ne jamais cesser d’apprendre pour comprendre et prendre le monde dans lequel je vis. Bref, c’est grâce à la beauté de la nature qu’il m’est agréable de pratiquer plusieurs arts et, ce faisant, de participer à l’évolution de la culture.
L’art est parfois la plus glorieuse manifestation de la culture. L’une des fonctions de l’art consiste à donner à la culture une forme et une signification. Échos parfois encore très vibrants de l’histoire, l’art et la culture constituent le fondement des civilisations. Dans son livre Sapiens, Y.N. Harari, professeur d’histoire écrit : « De même que les premières preuves irrécusables de religion, de commerce et de stratification sociale, les premiers objets que l’on puisse appeler des objets d’art datent de la période qui va des années 70 000 à 30 000. » Fait historique à considérer : la culture est née lorsque les Sapiens, quittant le mode de vie nomade caractérisé par la cuillette et la chasse, sont passés au mode de vie sédentaire en créant l’élevage, la plantation, le village, la cité, l’empire. Ainsi, la nature fut la première condition pour qu’apparaisse une culture. Toute culture est le signe d’une créativité fertile.
Dans Le labyrinthe de l’intellignece, Daniel Dubois écrit : « La créativité dépend des connaissances innées et acquises de chacun. Les connaissances acquises sont le reflet de la culture dans laquelle l’intelligence s’est développée et des moyens technologiques d’observation de la nature. Les connaissances inculquées depuis l‘enfance par apprentissage sont le reflet de la culture dans laquelle les parents et les éducateurs ont été eux-mêmes élevés. On devient dépendant de la culture dans laquelle l’éducation s’est faite. » C’est pourquoi, certains ont de la difficulté à s’ouvrir aux autres cultures que la leur. Mais plus une personne est cultivée, plus elle intègre des éléments des autres cultures.
Favorisant la création de fictions, de mythes, de symboles et de croyances, c’est l’imaginaire d’une collectivité qui rend l’art et la culture possibles. Vu en physique quantique comme la cinquième dimension, on sait que l’imaginaire transcende le temps et l’espace et qu’il favorise le nomadisme mental. Si l’Univers est la totalité des possibles, l’imaginaire, les contient. Sachant qu’au cours de ces 20 dernières années, les astrophysiciens ont plus appris sur la nature intime de l’Univers qu’en 5 millénaires ; sachant qu’en 2015, la calculatrice D-Wave, fait en une seconde ce qu’un ordinateur conventionnel mettrait 10 000 ans à calculer, ne nageons-nous pas ici dans l’imaginaire, entre l’infiniment petit et l’infiniment grand ? Bien que l’imaginaire puisse être perçu comme abstrait et irréel, il est le fruit de l’imagination d’un individu, d’un groupe ou d’une société, produisant des images, des récits ou des mythes plus ou moins détachés de ce qu’on appelle « la réalité ». Seuls les humains peuvent parler d’êtres et de choses qu’ils n’ont jamais vues, touchées, entendues ou senties.
En sociologie, la culture est définie comme « ce qui est commun à un groupe d’individus » et comme « ce qui le soude », c’est-à-dire ce qui est appris, transmis, produit et créé. Enfin, selon l’UNESCO : « Dans son sens le plus large, la culture peut aujourd’hui être considérée comme l’ensemble des traits distinctifs, spirituels, matériels, intellectuels et affectifs, qui caractérisent une société ou un groupe social. Elle englobe, outre les arts, les lettres et les sciences, les modes de vie, les lois, les systèmes de valeurs, les traditions, les mythes et les croyances. » Bref, être cultivé, c’est d’abord marcher dans les pas de ceux qui ont tracé de nouvelles voies dans les forêts vierges de l’inconnu et, à son tour, ouvrir des chemins, laisser des traces de son passage en ce monde, des traces qui mènent vers des mondes nouveaux où l’humanité sera plus humaine et plus heureuse.
L’étymologie du mot « culture », du latin cultura, dérivé du verbe colere, est traduit dans les mots « habiter », « cultiver » ou « honorer ». La culture est donc née lorsque des petits groupes d’hominidés ont décidé d’habiter des terres fertiles pour les cultiver, y planter des semences et subsister « ensemble » grâce à leurs moissons. C’est grâce à cette révolution agricole que les habitants se sont mis à honorer leurs ancêtres, à partager des mythes et finalement, à inventer et à honorer des dieux.
Il y a 40 000 ans, la population de Cro-Magnon projette son imaginaire en dessinant des animaux et des hommes sur des objets et des parois de cavernes. Aujourd’hui, les artistes projettent leur imaginaire sur d’autres parois : les écrans d’ordinateur, de télévision et de cinéma, les murs des galeries, les scènes du monde, etc. La révolution numérique, les virtualités du cyberespace, les nanotechnologies risquent-t-elles de nous faire perdre le contact avec la nature ? Enfin, la « webomanie », drogue électronique, dénature-t-elle l’homme ou est-elle le tremplin de son évolution ? Ray Kursweil, directeur de l’ingénierie chez Google et promoteur du transhumanisme, prévoit que l’homme va prendre la relève de la nature et que la machine, plus intelligente que nous, avec laquelle nous aurons fusionné notre cerveau et tout son contenu de 0 et de 1, nous permettra d’accéder à la vie éternelle et de devenir ainsi, des dieux. Déjà, l’homme et son robot, marchent main dans la main. Ce qui a fait dire à l’Américain Frank Herbert, auteur du roman de science-fiction Dune : « Nous pourrions très bien devenir la création de ce que nous avons créé. »
Doit-on croire que, hors de la cyberculture, point de salut pour l’humanité ?