Gilles Leblanc, L’Itinéraire, Montréal, le 15 mars 2017
Quelque peu avant les fêtes de Noël, en pleine période d’opulence, l’Abbé Claude Paradis est retourné vivre dans la rue pour sensibiliser les Montréalais à l’extrême pauvreté et l’itinérance. Une sortie médiatique qui ne lui a pas évité de ressentir le mépris de certains passants comme l’intérêt de quelques âmes charitables. Assis aux côtés de ceux qui quêtaient pour de vrai, cet homme âgé d’une soixantaine d’années nous parle de la véritable charité.
Qu’avez-vous trouvé de gênant en quêtant de l’argent, comme le ferais une personne sans-abri ?
J’avais parfois l’impression d’être une machine distributrice de peanuts. Les passants ne me regardaient pas en donnant de l’argent, ils ne me parlaient pas. C’était comme s’ils ne voulaient pas me voir et qu’ils ne s’intéressaient pas à ma cause. Il y en avait même qui faisaient des détours pour éviter de passer devant nous. Je crois que c’est ce que j’ai trouvé de plus gênant.
Pourtant, nombreux ont été les médias qui ont parlé de votre action…
Oui c’est vrai. Cela m’a permis d’obtenir des dons et de faire connaitre mon travail. Quand je quêtais en décembre dernier, il y a eu aussi du monde qui m’a reconnu. Je dois avouer qu’à plusieurs reprises, cela me faisait bizarre. Je me souviens de la fois où je quêtais à la Place Ville-Marie et où le gardien de sécurité devait me demander de quitter l’endroit. Il m’avait reconnu, mais il ne faisait que son travail. Puis, ça peut paraître encore étrange un prête qui quête…
Pour quêter, vous vous êtes assis aux côtés des personnes qui vivaient dans la rue. Vous étiez à leur hauteur et vous les appeliez par leur prénom. Pourquoi une telle attention ?
Notre prénom est important pour nous, car il nous permet de nous identifier. Le demander à quelqu’un qui vit dans la rue, c’est lui redonner une identité, une importance. Je dois vous avouer que j’oublie les prénoms, je me fais âgé (rires), mais mon équipe m’aide à m’en rappeler. Nommer ces personnes, c’est la différence entre les regarder vraiment et juste les voir. Beaucoup de monde passe tout droit, les ignore alors qu’ils sont assis par terre et qu’ils ont besoin d’assistance. Il y a encore trop de préjugés concernant les itinérants. Si je vais à l’hôpital, je passerai plus vite qu’eux grâce à ma collerette de prêtre. C’est dire à quel point on les considère comme des humains!
Est-ce cela votre définition de la charité ?
La charité, c’est admettre que nous sommes tous égaux, qu’importe notre situation. S’assoir avec les gens de la rue par exemple, cela me permet de les voir comme ils sont réellement. La personne dans le besoin devient ainsi une vraie personne humaine, voir importante. C’est comme ceux qui questionnent l’itinérant lorsqu’ils font un don en argent pour savoir ce qu’ils comptent en faire. Mais cela ne les regarde en rien, même s’il décide d’aller s’acheter une dose!
« La charité, c’est être tourné vers l’autre et non vers soi. On doit s’oublier pour l’autre. Se donner, réellement. C’est un amour inconditionnel et désintéressé. Lorsqu’on aime, on fait confiance sans poser de question.»
Le monde est-il assez sensibilisé à l’extrême pauvreté et l’itinérance ?
Oui, je crois bien que oui. Du moins, je le ressens ! Depuis que je suis passé à la télévision, dans les journaux et à la radio, j’ai reçu beaucoup d’appels et j’en reçois encore beaucoup depuis ce temps. Nous avons d’ailleurs réussi à organiser une banque alimentaire et je me souviens de ces gens qui passaient, parfois en voiture alors qu’ils se rendaient ailleurs. Ils prenaient du temps pour distribuer avec nous de la nourriture et du café au monde de la rue. Cet exemple prouve que les causes charitables sont sur la bonne voie. Vous savez, la dernière action que j’ai menée dans le temps des Fêtes avait pour but de montrer que ce n’est pas uniquement pendant ce temps-là que les gens pauvres ont besoin d’aide, mais bien tout au long de l’année.
Avec votre vision du terrain, que pensez-vous de l’efficacité la politique d’intervention en matière d’itinérance de la Ville de Montréal ?
Je crois que l’on peut faire plus à Montréal. La Ville de New York est souvent prise en exemple pour les politiques qu’on y applique notamment en ce qui concerne la construction de logements sociaux ou abordables. À New York, ils ont compris que cette manière de faire était moins dispendieuse que de payer tous les frais d’ambulance et d’hôpitaux, etc. Ce que l’on pourrait appeler les frais collatéraux. Le projet de Denis Coderre semble donc bien en ce sens où on a l’impression qu’il sait que les personnes qui souffrent par exemple d’un problème de santé mentale n’ont pas leur place dans la rue. Pour ce qui est de la construction des logements sociaux ou abordables, on dirait qu’ils ne sont pas encore prêts à aller dans ce sens. Aussi, je crains que cet été, en raison du 375e anniversaire, les itinérants soient éloignés du centre-ville. Ils ne sont pas jolis dans le décor ! Malheureusement, on condamne souvent les gens de la rue avant de les connaitre, l’inconnu effraie.
Est-ce qu’une église pauvre pour les pauvres pourrait faire évoluer notre société ?
Oui, c’est une bonne idée que le pape François a eue, que de sortir les prêtres de leurs presbytères pour aller en périphérie. Notre pape a fait de bonnes choses et ce n’est que le début. Malheureusement cela ne fonctionne pas toujours, car tous ceux qui travaillent dans l’œuvre de Dieu ne font pas leur part. Il y a trop d’hommes d’Église qui passent leur temps à voyager, au lieu d’aider ceux qui ont besoin de soutien, d’amour et d’accompagnement. Le vrai défi d’un prêtre n’est pas de vérifier l’inventaire des lampions pour les cérémonies ni de faire réparer le toit qui coule. C’est plutôt de s’occuper des exclus et des mal-aimés, de ceux qui vivent et meurent dans la rue. Mettons donc les priorités à la bonne place, une bonne fois pour toutes! Le temps est fini où le prêtre attendait calmement que quelqu’un cogne à sa porte pour lui quémander un coup de main.
«La charité n’est pas un concept propre à l’Église. Aucun groupe de croyants ne détient l’exclusivité, en ce qui concerne la volonté d’aider l’autre.»
La charité véritable est un concept reconnu comme étant de l’amour en action. En vous basant sur votre expérience, pouvez-vous nous en citer des exemples ?
Je vais vous conter l’histoire d’Olivier qui faisait de la prostitution alors qu’il n’était pas attiré par les hommes. Il ne consommait ni drogue ni alcool. Quand je l’ai rencontré, je ne comprenais pas pourquoi il agissait ainsi. Il m’a expliqué que ses parents lui disaient qu’il ne valait rien et qu’il finirait sûrement par être un bon à rien. À l’école, on lui répétait la même chose. Un jour, il m’a dit : « maintenant je vaux tant, parce que je charge tant ». En fait, il parlait du prix demandé contre des faveurs sexuelles. C’est fort pour la dignité, vous ne trouvez pas ? Olivier est aujourd’hui travailleur social au Nouveau-Brunswick. L’autre histoire, c’est celle d’Alexandre qui devait recevoir une transfusion sanguine pour survivre. Son petit frère Jérémy, âgé de 8 ou 9 ans, était le seul compatible. À la demande de son père et après avoir réfléchi une nuit, il a accepté. À environ trente minutes de la fin de la transfusion, Jérémy pensait qu’il allait mourir parce qu’aucun adulte ne lui avait expliqué que donner son sang ne voulait pas dire donner sa vie. Ces deux exemples sont pour moi l’expression de la charité véritable.
Faites-vous une différence entre la solidarité, la charité et la philanthropie ?
La solidarité vise à améliorer la société. Elle défend une cause commune. Un peu comme à l’époque où ceux qui vivaient à la campagne s’entraidaient. C’est une sorte d’élan de charité, sans rien attendre en retour et c’est gratuit ! À Montréal, il peut arriver qu’on ne connaisse pas le nom de son voisin de palier. Nous sommes devenus trop étrangers les uns envers les autres, trop individualistes. On se met des frontières pour se protéger des inconnus. Pour amener à la charité, il faut créer des liens avec les autres. Quant à la philanthropie, je crois qu’elle peut être dangereuse lorsqu’elle prend la forme d’une promesse. En créant des attentes, on peut décevoir le monde. C’est vrai que c’est un concept qui peut partir d’une intention charitable, sauf que la charité demande du temps et beaucoup d’amour. Je crois que la philanthropie est parfois un acte égoïste. Il ne faut pas oublier que l’on aide une personne en fonction de là où elle en est rendue dans sa vie. C’est comme si nous étions, en quelque sorte, dans une société où la charité et la pauvreté sont devenues des entreprises privées et politiques. En ce sens où certains conseils administratifs fonctionnent comme une entreprise en voulant amasser le plus de profits, faire des placements ou créer une fondation. Comme si la charité avait été remplacée par des taux d’intérêt.
Avez-vous toujours eu cette vision de la charité ? En devenant prêtre, qu’est-ce qui a changé dans votre vie ?
J’ai toujours eu la foi et voulu devenir prêtre. Mais mon attrait pour les femmes et la drogue ont eu raison de mon rêve. Je crois avoir toujours été charitable, je tiens cela de ma mère. Quand j’ai arrêté de consommer, j’ai appris à connaître Dieu. Ça m’a pris quatre ans pour me sortir de la rue et dès que j’ai été ordonné prêtre, on m’y a renvoyé. Je dis souvent que la rue m’a amenée à l’Église et que l’Église m’a envoyé à la rue. Mes interventions dans la rue sont plus efficaces lorsque je me mets à leur niveau, lorsque je n’oublie pas d’où je viens. J’ai été et que je resterai un peu comme eux. Toute ma vie, je serai dépendant, même si je ne consomme plus, c’est la réalité des anciens toxicomanes. Aujourd’hui, je peux confesser les gens qui le demandent, même s’ils sont dans la rue, ils peuvent se libérer.
«Bref, je suis un dealer d’espoir. J’ai des bagues de rocker ainsi que plusieurs tattoos. On m’appelle le curé de la rue!»