Alexandra Guellil, L’Itinéraire, Montréal, le 1er février 2017
Les journaux de rue, les médias alternatifs et communautaires ont quelques éléments en commun : l’envie de (re)donner la parole à ceux et à celles qui l’ont peu, voire pas du tout, et traiter des problématiques souvent liées à un idéal social ou orientées vers ce dernier.
Avec sa forme et son contenu, la presse communautaire et alternative est souvent considérée comme différente des médias de masse. « Ces médias militants participent à la production et à la diffusion de contre-discours qui appellent au changement et à la mobilisation », précise-t-on dans une recherche* portant sur l’éducation aux médias et l’activisme médiatique. De plus, on peut y lire que «les processus d’appropriation, de résistance et d’expérimentation propres à l’éducation aux médias s’insèrent au cœur des pratiques militantes touchant aux médias dans une perspective de lutte sociale et de résistance sur deux fronts : Ies espaces médiatiques et les espaces de gouvernance ».
Normand Landry, l’un des auteurs de ce document, est professeur à la TÉLUQ et titulaire de la Chaire de recherche du Canada en éducation aux médias et droits humains. Interrogé sur l’importance de ces médias au Québec et au Canada, il explique que, si, historiquement, ils ont toujours existé, ce qui a changé depuis quelques années est « la multiplication des opportunités à faible coût qui permettent de produire des médias alternatifs alors qu’auparavant, il fallait avoir accès aux imprimeries lorsqu’il s’agissait de médias papier». Ce qu’il définit comme «une démocratisation de l’accès à la production médiatique alternative» permet « à chaque individu ayant un certain nombre d’appareils informatiques de se dire médias alternatifs».
S’informer autrement ?
Ces nouvelles possibilités créent un bruit médiatique beaucoup plus répandu qu’auparavant. «Il y a des centaines de millions de pages web, de blogues ou autres regroupements de toutes les sortes. La question n’est donc plus dans la production et la distribution des médias, mais bien plus dans leur capacité de se faire entendre, de se faire voir alors que le bruit ambiant est très fort», insiste M. Landry.
S’ils sont nombreux à exister, notamment sur la toile, peut-on voir en ces médias des moyens de pression sur l’opinion publique allant même jusqu’à concurrencer les médias traditionnels? Selon le professeur, cela peut dépendre de ce que l’on entend par moyen de pression puisque « la population continue de s’informer auprès des sources médiatiques traditionnelles, bien que les manières de le faire sont en changement rapide, notamment avec la consultation plus importante des réseaux sociaux avec nos communautés d’amis qui nous informent directement ».
À ce sujet, une étude sur la consommation de la télévision des Québécois publiée en mai 2016 par Infopresse mentionne que, bien que l’écoute de contenus vidéo puisse aujourd’hui se réaliser par l’entremise de plusieurs plateformes, « les Canadiens [privilégient] encore la méthode traditionnelle. [L’année dernière], ils [ont passé] ainsi en moyenne 18,9 heures par semaine devant la télévision », La même étude précise que « les Québécois ont regardé [33,67 heures] de télévision par semaine en 2015 contre 33,91 heures par semaine en 2014 ».
M. Landry dit cependant douter de la capacité des médias communautaires et alternatifs à concurrencer ceux qui sont plus traditionnels. « Ce ne sont pas les mêmes moyens, les mêmes cibles, les mêmes stratégies et, donc, ce n’est pas la même force de frappe», vulgarise-t-il, en rappelant que les médias communautaires et alternatifs font tout de même « un travail très important pour notre démocratie puisqu’ils participent à donner une voix à des groupes d’individus et à des idées qui sont autres même si elles demeurent marginales».
Imputabilité médiatique
Le recours aux médias communautaires et alternatifs est souvent légitimé par un manque de responsabilité des médias traditionnels dans leur couverture d’un événement, autrement dit de leur imputabilité. «De la part des citoyens, l’exigence d’imputabilité se fait en particulier à partir des normes morales ou esthétiques et s’attache surtout aux dommages matériels, moraux ou financiers que tel ou tel contenu médiatique a provoqués pour un individu ou un groupe de personnes : il faudrait donc corriger, et au besoin, punir », peut-on lire dans une recherche menée par Renaud Carbasse, François Demers et Jean-Marc Fleury, tous professeurs à l’Université Laval. « Mais, écrivent les chercheurs, les citoyens critiquent aussi les médias de manière plus générale en utilisant une définition plus large de l’imputabilité, vue alors comme une exigence de reddition de compte en raison de la prétention des mêmes médias (et de leurs journalistes) à servir l’intérêt public.» D’où le recours aux médias émergents perçus comme «des solutions potentielles à la représentation de la vie sociale et politique livrée par les médias en place», ajoute-t-on.
Cette étude s’inspire notamment des recherches de Renaud Carbasse, qui a analysé un peu plus de 19 projets médiatiques créés entre 1996 et 2014, parmi lesquels on compte trois magazines et un mensuel papier, une agence de journalisme de données reconverties au marketing de contenu et 15 sites internet. Certains des constats de l’étude, qui incitent à la création de nouveaux médias journalistiques, sont révélateurs de l’industrie médiatique actuelle. Le chercheur révèle notamment que la plupart des acteurs, en plus d’être souvent issus du milieu journalistique, ont été séduits par les promesses du numérique. Ils avaient de nombreuses préoccupations éthiques, dont celle de «combler un manque de l’offre médiatique sur des enjeux traditionnellement délaissés par les médias généralistes» et entretenaient certaines craintes liées au marché du travail journalistique québécois francophone. Ces principales raisons auraient donc été une motivation suffisante pour créer un nouveau média dit alternatif ou communautaire.
Quant aux impacts bénéfiques de ces types de médias mais aussi et surtout de ceux qui ont une mission sociale, comme c’est le cas pour les journaux de rue, ils sont pour Normand Landry, de plusieurs ordres : individuels, pour les bienfaits psychologiques et sociaux provoqués par l’écriture d’une histoire de vie ou d’une opinion; communautaires, pour donner une voix à l’ensemble du groupe aux prises avec des problématiques communes ; cela favorise poussant vers une plus grande conscience collective; et enfin sociétaux pour la contribution à l’évolution des perspectives, au changement des opinions ou des attitudes. Ce dernier aspect permet, en plus, de recadrer la vision commune des personnes représentées par ces médias.
Reconstruire des lieux de communication
De son côté, François Demers rappelle que le grand défi actuel pour ces supports est la dématérialisation, c’est-à-dire « le transfert d’un bon nombre de nos interactions sociales dans un univers discursif, décroché de la matérialité parce qu’il passe essentiellement par le numérique. Un transfert qui permet une certaine déconnexion des contraintes et possibilités des rencontres physiques entre les individus par le processus de médiatisation».
Selon M. Demers, ce concept s’illustre dans nos rapports communicationnels avec les autres, devenus à la fois plus légers denses, car éloignés des frontières physiques et géographiques. « Un des défis actuels que l’on voit dans les entreprises médiatiques est le double mouvement de séparation les menant à s’agrandir et à desservir des territoires de plus en plus grands. À plus petite échelle, un appel à reconstruire des communications dématérialisées est lancé et donne une chance aux entreprises de plus petite taille et ancrées dans un territoire plus restreint ».
C’est donc cette dernière tendance qui est privilégiée dans le cas des journaux de rue, des médias alternatifs et communautaires qui permettent « une rematérialisation qui impose l’investissement personnel et la présence physique, qui ne peut qu’être limitée à un quartier, à une municipalité ou à une communauté. Et, à travers ces limites naturelles, il y a des individus, comme des camelots ou les artisans, qui produisent le contenu, qui deviennent les intermédiaires d’une communication réelle, qu’elle soit verbale ou non, et qui permettront ainsi d’entretenir des relations interpersonnelles», explique le chercheur en communication.