Sébastien Michon, Le Val-Ouest, Valcourt, septembre 2024
La municipalité du Canton de Cleveland, en Estrie, sonne l’alarme. Selon elle, l’épandage de boues d’épuration dans les champs agricoles comporte d’importants dangers. À tel point qu’elle réclame un moratoire sur l’utilisation des matières résiduelles fertilisantes (MRF). En lieu et place de la consultation publique tenue du 24 juillet au 7 septembre dernier par le gouvernement du Québec.
Demande de moratoire réitérée
La municipalité réitère ainsi au gouvernement sa demande de moratoire, demandée par résolution du conseil en janvier 2023. Et appuyée par une seconde résolution, celle-là votée par tous les élus de la MRC du Val-Saint-François, en février de la même année.
«Pourquoi tenir une consultation en été?»
«Pourquoi avoir tenu une consultation publique en plein été, au moment où les organisations sont au ralenti?», questionne Martin Lessard, directeur général du Canton de Cleveland. «Si on voulait que personne ne s’en aperçoive, il fallait exactement la tenir à ces dates», ajoute-t-il.
Le directeur général révèle qu’il a consulté ses collègues des autres municipalités de la MRC du Val-Saint-François et que seulement trois étaient au courant de la consultation.
Enjeux de santé publique
Martin Lessard affirme que la municipalité a tenu à intervenir dans ce dossier. Car «une littérature abondante, aux États-Unis, démontre clairement les enjeux de santé publique liés au recyclage des biosolides humains sur les terres agricoles.»
«Nous n’aimerions pas nous réveiller dans 15 ou 20 ans et découvrir que les terres agricoles du Québec sont rendues contaminées et impropres à la culture. Nous dire alors que nous savions et que nous n’avons rien fait», souligne-t-il.
Éviter la contamination des terres agricoles
Une position confirmée par le maire, Herman Herbers. «Ce sujet préoccupe beaucoup les membres du conseil municipal et aussi plusieurs citoyens. Nous croyons que c’est essentiel, pour les générations futures, d’éviter à tout prix la contamination des terres agricoles et de nos sources d’eau potable.»
Martin Lessard précise qu’il ne souhaite pas que la municipalité soit qualifiée d’ «écoanxieuse». «Nous savons que ces matières comportent des qualités agronomiques. Mais nous pensons que la somme des avantages ne vaut pas, pour l’instant, la somme des inconvénients.»
Moratoire pour préparer une «véritable consultation publique»
La position de la municipalité est que les citoyennes et citoyens, partout au Québec, devraient être publiquement consultés sur la question. Plutôt que la consultation menée par Internet par le ministère de l’Environnement. «Nous pensons qu’il y a un manque flagrant de transparence des acteurs liés à cette filière», soutient le directeur général.
«Les Québécoises et Québécois ont droit à une information objective. Il en va de l’intérêt public que ces enjeux soient discutés sur la place publique et commentés par des experts de différents horizons.»
Mémoire remis au ministère de l’Environnement
Malgré l’échéancier estival serré et le fait de réclamer un moratoire, le Canton de Cleveland s’est tout de même prêté à l’exercice de soumettre un mémoire détaillé au ministère de l’Environnement. Afin de faire connaître le point de vue de la municipalité vis-à-vis des modifications envisagées par le gouvernement pour encadrer les MRF.
Interrogé par Le Val-Ouest, le ministère de l’Environnement indique que 36 intervenants ont déposé un mémoire dans le cadre de cette consultation. «Ils représentant une diversité de secteurs, tels que des associations d’entreprises et des entreprises, des ordres professionnels, des organismes municipaux et gouvernementaux, ainsi que des représentants des Premières nations et des Inuits et des citoyens», expose Josée Guimond, relationniste pour le Ministère.
Une cinquantaine de commentaires
Le Canton de Cleveland a émis plus d’une cinquantaine de commentaires dans son mémoire. Questionnant, par exemple, le fait que les promoteurs ne seraient plus obligés d’aviser les municipalités au moment de stocker ou d’épandre certaines catégories de MRF. Alors que c’est actuellement le cas.
Ou encore le fait que le ministère de l’Environnement souhaite limiter l’analyse à 13 contaminants SFPA alors qu’il en existe de milliers.
Le document se penche aussi les nouvelles règles proposées concernant les odeurs, les distances protectrices, les analyses, l’imputabilité, la transparence de l’information, etc.
Mélanger des boues, une «approche discutable»
La municipalité s’interroge aussi sur la pratique de l’industrie de mélanger différentes boues ensembles, lorsque certaines, après analyses, ne répondent pas aux normes. «Cette approche est discutable du point de vue scientifique et éthique. Même si on mélange des boues pour diminuer des contaminants persistants, le résultat final, c’est qu’on aura, sur nos terres agricoles, la même quantité de contaminants qu’au départ.»
Distribution de MRF pour usage domestique
Cleveland se demande aussi pourquoi le gouvernement souhaite autoriser la distribution de certaines catégories de MRF pour usage domestique. Alors que la nature et la quantité des contaminants sont mal connues. «Nous sommes d’avis qu’il faut d’abord éclaircir notre compréhension des enjeux liés à cette industrie. Avant d’introduire ces matières-là directement dans le jardin des gens», déclare Martin Lessard.
Difficultés à interdire ces pratiques
Le Canton de Cleveland déplore aussi le fait qu’elle ne peut refuser le stockage ou l’épandage sur son territoire, au risque d’être pénalisé par le gouvernement.
«Si nous interdisions l’épandage, nous perdrions notre redevance dans le cadre du Programme sur la redistribution. Pour notre municipalité, on parle d’une somme appréciable : environ 20 000 $ par année. Le fait que le ministère associe une obligation comme celle-là à de l’argent est une façon de faire pour le moins discutable», pense le directeur général.
«Le temps des études est fini»
Le Clevelandais Pascal Goux a été directement touché par ce problème. Il allègue que sa famille et ses animaux ont été empoisonnés, en 2020, par un stockage de MRF dans le champ voisin de sa propriété.
Cet ingénieur à la retraite a collaboré étroitement avec la municipalité pour étudier en profondeur les tenants et aboutissants du dossier des MRF.
«Selon moi le temps des études et de l’acquisition des connaissances est fini. On en sait assez sur les effets nocifs des matières d’égouts sur l’environnement, les écosystèmes et l’humain en général. Le canular, dans tout ça, c’est de faire croire que d’épandre des matières d’égouts sur nos terres nourricières est une activité à faible risque. Ce qui n’est pas le cas.»
«Des failles dans le système», selon Louis Robert
Louis Robert est connu du public pour avoir été congédié du ministère de l’Agriculture en 2019. Après avoir dénoncé l’influence des lobbys sur la recherche concernant les pesticides. Il avait été réintégré quelques mois plus tard par le ministre André Lamontagne. Cet agronome, aujourd’hui à la retraite, exprime sa solidarité et son admiration pour l’initiative de la municipalité et le combat mené par Pascal Goux.
Selon lui, l’une des failles du système provient du fait que des agronomes se retrouvent dans un double rôle «Tout épandage de boue, au Québec, doit faire l’objet d’un plan agroenvironnemental de valorisation (PAEV). Dans lequel l’agronome consigne les recommandations visant la fertilisation des parcelles en culture. Dans la grande majorité des cas, au Québec, ces recommandations sont élaborées et signées par des agronomes qui sont rémunérés d’une façon ou d’une autre par les distributeurs. Ce qui est absolument contraire aux articles 28, 32 et 33 du Code de déontologie de l’Ordre des agronomes. C’est une infraction. »
Une situation de conflit d’intérêts «généralisée»
Louis Robert ne souhaite toutefois pas pointer du doigt les représentants de l’industrie des MRF ou les producteurs agricoles.
«Je reconnais très bien qu’une compagnie qui distribue des matières fertilisantes peut avoir à son emploi des agronomes. Le problème est quand l’agronome, vendeur ou représentant, offre aussi le service conseil. Il pose deux actes agronomiques pour deux clients différents, et pour la même cause. Ça, c’est contraire au code de déontologie.»
Il ajoute : « Dans le cas des MRF, cette situation de conflit d’intérêt est généralisée. Et je dirais même institutionnalisée. Parce qu’elle est faite au vu et au su de tout le monde. »
Sanctions de l’Ordre des agronomes
Au cours des deux dernières années, l’Ordre des agronomes a justement sanctionné des agronomes quant à l’utilisation de ces matières. À titre d’exemples : Mamadou Ari Tchougoune (juillet 2022), Guillaume Boivin (juin 2024), Juan Maria Chiabrera (juin 2024) et Argelia Torres Hernandez (juillet 2024). Sanctions, qui, dans certains cas, sont allés jusqu’à la radiation temporaire.
Nouveau code « trop complexe »
Louis Robert déplore que le nouveau code de gestion des matières résiduelles, proposé par le gouvernement, est beaucoup trop complexe et détaillé. «On essaie de couvrir toutes les situations où il pourrait y avoir des manquements aux règles de l’art agronomique. Mais c’est impossible de tout consigner et de prévoir toutes les situations possibles où il pourrait y avoir un risque.»
Selon lui, le gouvernement a choisi de consigner tous ces détails «parce qu’on ne peut pas faire confiance à l’indépendance des agronomes. Et c’est malheureux.»
Qualité agronomique des boues
Si on met de côté l’épineuse question de la dangerosité de leurs contaminants, ces boues ont-elles les qualités agronomiques pour les sols agricoles? «Ce n’est pas mauvais, mais c’est moins bon que ce qu’ils disent», soutient Louis Robert. «Ce serait valable dans un contexte d’une ferme qui n’aurait pas accès à du fumier et qui achèterait beaucoup d’engrais minéraux. Des endroits avec des terres sableuses, où les boues ajouteraient de la matière organique au sol. Actuellement, ils en épandent partout, sans en tenir compte. Alors que dans bien des régions, on est en surplus de phosphore. Et ces boues en ajoutent.»
La MRC préoccupée par cette question
Du côté de la MRC du Val-Saint-François, on dit continuer à être préoccupé par cette question. «La MRC s’était déjà positionnée l’an dernier, en demandant un moratoire sur l’importation des MRF. Elle était sensible aux répercussions de la présence des PFAS et souhaitait un meilleur encadrement ainsi qu’un suivi terrain par le ministère de l’Environnement», fait savoir Karine Bonneville, directrice de l’Aménagement et de la gestion du territoire.
Karine Bonneville soutient que la MRC a toutefois très peu de pouvoirs à ce sujet. «Nous ne pouvons pas interdire l’épandage. Nous ne pouvons régir que sur des éléments qui ne sont pas régis par le ministère.»
Elle ajoute que son organisation se penchera tout de même sur la possibilité d’encadrer de nouveaux éléments. Et ce, dans le cadre de la révision de son schéma d’aménagement.
Aller plus loin dans la réglementation
Le Canton de Cleveland a justement choisi d’aller un peu plus loin dans sa réglementation municipale, à l’intérieur du cadre législatif.
«Par exemple, nous exigeons qu’un propriétaire de terrain signe une lettre confirmant qu’il autorise l’épandage de MRF sur son terrain. Pourquoi? Parce qu’il y avait des cas où c’était les locataires qui faisaient venir des MRF. Alors que les propriétaires n’étaient pas informés. Nous exigeons maintenant que ce soit le cas. De même, nous demandons des précisions sur la manière dont va se faire le stockage et l’épandage.»
Martin Lessard confie que depuis que la municipalité a ajouté ces nouveaux règlements, elle n’a reçu aucune nouvelle demande de stockage ou d’épandage.
L’UPA Estrie déconseille ces épandages
En 2006, la Fédération de l’Union des producteurs agricoles (UPA) en Estrie a adopté une position de prudence vis-à-vis l’utilisation de ces matières. Puis, en 2011, à la suite d’incidents, l’UPA-Estrie a carrément déconseillé aux productrices et aux producteurs d’épandre ces matières sur les sols agricoles de l’Estrie. En se basant sur le principe de précaution.
Cette position reste encore la même en 2024, affirme le président de l’UPA Estrie, Michel Brien. «Nous recommandons de privilégier les fumiers à la ferme», indique-t-il. Il est toutefois conscient que certains de ses membres décident quand même d’en épandre. Pour économiser des coûts, compte tenu que les MRF sont livrés gratuitement sur les fermes.
Préoccupé par les conflits d’intérêt
Michel Brien se dit préoccupé par l’apparence de conflits d’intérêts de certains agronomes, soulevée par Louis Robert. «C’est difficile pour un agronome qui travaille pour une compagnie d’être complètement neutre. Je suis d’accord avec M. Robert que ce serait mieux que ce soit un agronome indépendant qui fasse la recommandation.»
«Une histoire qui ne sent pas bon»
Rappelons que l’utilisation de ces boues avait fait grand bruit dans l’espace public en novembre et décembre 2022. Radio-Canada mettait en lumière certains dangers quant à leur utilisation comme fertilisants agricoles. Par des reportages comme «Du fumier humain dans les champs» (La semaine verte) et «Une histoire qui ne sent pas bon» (émission Enquête).
Le gouvernement se veut rassurant
Le gouvernement du Québec, de son côté, a pour position de valoriser ces matières pour qu’elles servent de fertilisant. Une solution plus écologique, selon lui, que leur élimination. «L’élimination des matières organiques est l’activité qui contribue le plus aux émissions de gaz à effet de serre (GES) liées à la gestion des matières résiduelles», souligne le ministère dans son feuillet sur la valorisation des MRF.
Cette valorisation s’inscrit dans le contexte de la Stratégie de valorisation de la matière organique du gouvernement. Qui vise à valoriser, d’ici 2030, 70 % de la matière organique.
Le gouvernement affirme qu’elle comporte plusieurs avantages. «En réintégrant ces matières au sol, on recycle des nutriments. Ce qui permet de réduire le recours à d’autres engrais, dont l’extraction, la fabrication et le transport émettent beaucoup de GES. Et dont les gisements s’épuisent de plus en plus. On retourne également du carbone dans nos sols, ce qui permet d’en préserver la qualité et de soutenir la pérennité de l’agriculture au Québec», soutient-on.