L’art de poser des questions

Dominic Ruel, L’Indice bohémien, Abitibi-Témiscamingue, Janvier 2023

L’art contemporain fait souvent parler de lui en mal. Et si c’était sain et raisonnable? Depuis la fin de la Première Guerre mondiale, l’art classique est mort. En 1917, Marcel Duchamp installait un urinoir sur un mur : voici l’œuvre. Manzoni mettait sa merde dans des boîtes de conserve : les 90 boîtes de la collection valent aujourd’hui plus d’un million de dollars. En 2014, on installait, à Paris, l’œuvre Tree de Paul McCarthy : un bouchon (plug) anal censé représenter un sapin de Noël. Dans un musée, plus récemment, on exposait, sans rire, une banane scotchée au mur.

Que s’est-il passé pour que ces œuvres, et des milliers d’autres, soient recherchées et rapportent des fortunes? Comment se fait-il que les collectionneurs, les galeristes, les marchands se les disputent? C’est ainsi un art ghettoïsé, pour des gens qui se connaissent, pour nourrir un marché.

Un peintre du tournant du 19e siècle, Wasily Kandisky disait : « L’art est l’enfant de son temps. » Que dit cet art contemporain sur notre époque? Il reflète notre temps : marchandisation, narcissisme et court-termisme. Jean Clair, conservateur et académicien, le juge sévèrement : « Un art dépossédé de ses pouvoirs de dire des choses parce que ses contemplateurs eux-mêmes sont devenus de plus en plus bêtes et moins cultivés. » En somme, les gens ne connaissent rien à l’art, on peut donc leur montrer n’importe quoi en prétextant que c’est une œuvre artistique. Clair ajoute : « Sans éveil, sans connaissances préalables, on ne peut pas comprendre correctement l’art. » L’art contemporain serait donc le symptôme du désarroi intellectuel de l’Occident.

L’art contemporain exprime aussi cette obsession bien individualiste (plus haut, je parlais de « narcissisme ») et très actuelle de faire du neuf, du singulier, en rejetant les codes et les normes, mais en poussant pourtant l’art dans les bras du plus grand conformisme : le capitalisme, avec son consumérisme et son marché. Marc Jimenez, philosophe et spécialiste de la pensée esthétique, l’explique ainsi : « Le capitalisme crée l’art pérenne. Il invente ainsi la fin de la fin de l’art, un art à son image, sans valeur, sans idéaux, témoin désabusé de notre époque. » Ce que dit Jimenez, c’est que l’art contemporain confirme l’état de notre temps, pour rappeler Kandisky. Attention! C’est le commerce de l’art qui est indispensable afin de perpétuer le beau et les valeurs d’une société, pas la marchandisation de l’œuvre d’art qui, elle, obéit aux lois du commerce : spéculation, offres publiques d’achat (OPA), rendement à court terme… Prenons à titre d’exemple, la production de Damien Hirst ou celle de Jeff Koons devenue une industrie qui emploie des dizaines de personnes, pour répondre à la demande. « Je pense qu’ils sont aujourd’hui plus proches de ce qu’est une maison de couture qu’un artiste : des marques qui produisent de façon créative, mais pour vendre à des clients fortunés », estime le critique d’art Stéphane Corréard.

L’art contemporain change aussi le rapport au regard. Depuis la Renaissance, on sait que la peinture, par exemple, est « chose mentale » pour celui qui peint. Il travaille à offrir une œuvre à admirer et surtout à comprendre, tantôt dans sa forme, tantôt dans sa technique, tantôt dans sa démarche. Duchamp et son urinoir sont venus changer la donne. Duchamp l’a dit dans son ouvrage Duchamp du signe : « Ce sont les REGARDEURS qui font les tableaux. » En d’autres mots, l’artiste offre une œuvre qui ne se définit que lorsque les regardeurs acceptent que ce soit une œuvre d’art. L’art n’est donc plus une affaire de beauté. Il est remplacé par un procédé qui doit sa valeur au mérite qu’on lui donne. Pour que le regardeur accepte qu’un urinoir soit une œuvre d’art lui accorde un mérite et une valeur, et c’est là la limite de la logique de Duchamp, il convient de dire que le spectateur est un artiste supposément capable de la même réflexion et du même raisonnement conceptuel que le créateur. C’est donc un art élitiste, réservé à une aristocratie. Un art isolé.

On dira que le rejet de l’art n’est pas nouveau. Avec son Enterrement à Ornans et son Origine du monde (un sexe féminin), Courbet scandalisait, montrait la laideur et la vulgarité. Les impressionnistes aussi ont subi la foudre du public qui voyait dans leurs œuvres des tableaux trop loin du réalisme et des références classiques. Avec son Bonheur de vivre, Matisse a fait rire, mais il a surtout lancé le fauvisme et défié son ami Picasso, qui a rétorqué avec Les Demoiselles d’Avignon. Un jour, il présente sa toile à des amis. Dans Le Temps des bohèmes, Dan Franck raconte la scène de façon savoureuse : « Personne ne comprend, il y a de la gêne. Manolo lance un bon mot : “Si tu allais chercher tes parents à la gare et qu’ils arrivent avec une gueule pareille, avoue que tu ne serais pas content!”. D’autres prétendent que l’œuvre est inachevée. Derain craint qu’on ne retrouve Picasso pendu à son tableau. »

Dans ces cas comme ceux-ci, comme dans d’autres, l’artiste cherche à appliquer de nouvelles techniques et de nouvelles formes, figuratives ou abstraites. La beauté et l’équilibre restent les fondements de l’œuvre et, en la regardant, on peut comprendre la démarche derrière elle. C’est tout le contraire avec l’art contemporain. « Dans les écoles d’art, le discours d’un artiste sur son travail a presque plus d’importance que le travail lui-même, déplore ainsi Stéphane Corréard. Pour moi, la vérité d’une œuvre doit se trouver dans l’œuvre elle-même. Ça doit rester quelque chose qu’on pourrait redécouvrir plusieurs siècles après et comprendre. » L’art perd un certain sens quand la démarche préalable et le message à transmettre deviennent plus importants que l’œuvre en elle-même.

Il ne s’agit pas d’empêcher l’art contemporain d’exister, même s’il symbolise le rejet du beau, le capitalisme effréné et une certaine décadence de notre société. Il passera. Faisons en sorte de fabriquer le jugement et le goût du beau, ce qui permet, comme le dit l’expression, de ne plus mélanger les torchons et les serviettes.