Chantal Turcotte, L’Écho, Cantley, Avril 2022
Le 9 mars dernier, à Gatineau, Alex s’est enlevé la vie. À l’âge de 10 ans.
Dans tous les articles et reportages sur cette tragédie, on a utilisé le prénom qu’on lui avait donné à la naissance, et pas Alex, le prénom que l’enfant aurait voulu qu’on utilise. On a parlé d’elle, et jamais de lui, voire de iel, ou tout autre prénom qu’Alex aurait pu choisir. On a parlé de crise identitaire, de démons intérieurs, on a mentionné l’intimidation dont Alex était victime et déploré le manque de ressources. Cette nouvelle m’a d’autant plus affl igée que j’ai une fi lle transgenre. Les pleurs de la mère me prennent au ventre. Je voudrais la serrer dans mes bras, la consoler, lui enlever ne serait-ce que quelques secondes cette douleur au cœur qui doit être atroce.
La couverture médiatique a aussi créé chez moi un malaise profond. Le processus qui conduit à la découverte de soi, peu importe l’âge, n’est pas nécessairement une « crise » identitaire, il peut aussi être une « quête » identitaire. Ce n’est pas parce qu’on est différent de la norme ou de la majorité qu’on est pour autant « en crise ». La quête devient crise quand il y a un confl it intenable entre ce que l’on est foncièrement et ce que la société veut que l’on soit, quand on doit nier sa nature profonde pour exister.
À force d’écraser une fl eur, elle ne pousse plus. Je ne connaissais pas Alex ni les bouleversements intérieurs qui étaient les siens. Sauf que les démons, ils ont été aussi et pour beaucoup à l’extérieur, si l’on se fie à ce qui nous est rapporté. Même si, dans sa famille, l’enfant ou le jeune est entouré d’amour, il a du mal à comprendre et à s’accepter lorsque le monde à l’extérieur, par ignorance et méchanceté, parvient à casser ses ressorts émotionnels, tant le rejet de sa personne est violent. Tous les jours, quand je regarde ma fille, je vois le courage qu’il faut au quotidien à un enfant pour faire face à un monde normatif qui lui offre peu de réponses, peu de modèles positifs, mais beaucoup d’ignorance, de rejet, d’isolement et de préjugés. Des changements s’opèrent, heureusement.
L’école secondaire que fréquente ma fille aujourd’hui a adopté une politique d’inclusion. Elle fait un travail de sensibilisation, d’ouverture et d’accompagnement digne de mention, et je remercie sa Direction et son personnel du fond du cœur. Je suis certaine que beaucoup de personnes sur le chemin d’Alex ont également essayé de l’aider du mieux qu’elles ont pu, mais il y a encore beaucoup de chemin à parcourir.
Là où les journalistes avaient tout à fait raison, c’est que des ressources en santé mentale pour les enfants et les jeunes, il en manque énormément. Il en manque encore plus pour les enfants qui ont un sentiment d’inadéquation entre leur sexe assigné à la naissance et leur identité de genre, ou dont l’identité ou l’orientation ne correspondent pas aux valeurs sociétales hétérosexuelles et normatives du genre. Plusieurs psychologues de la région à qui j’ai demandé du soutien pour ma fille m’ont d’ailleurs avoué ne pas s’y connaître en la matière. C’est un coup de chance si elle a été accueillie à la Clinique de la diversité des genres du CHEO par des gens absolument extraordinaires. Le hic, c’est que la demande est tellement forte que la Clinique ne peut répondre favorablement à tout le monde. Les enfants et les jeunes qui vivent de ce côté-ci de la rivière doivent donc se tourner vers l’hôpital Sainte-Justine à Montréal, où là aussi, la demande ne cesse de croître. Chaque rencontre nécessite de faire l’aller-retour entre Gatineau et Montréal, et des rendez-vous, il y en a beaucoup. Il faut du temps et de l’argent, ce que n’ont pas toutes les familles.
Je suis une femme cisgenre, et loin de moi l’idée de prétendre que je connais tout sur le sujet. Il m’a fallu, moi aussi, remettre en cause ma vision du monde et me confronter à mes peurs et à mes propres limites. S’il existe une diversité d’identités et d’orientations depuis des temps immémoriaux, on commence à peine à les comprendre, à les nommer et à les inclure dans les cursus scolaires de nos écoles. Il faut que les choses changent encore plus vite, que les familles, l’école, les milieux de travail, la société dans son ensemble proposent plus qu’une vision hétéronormative et fondée sur la bicatégorisation par sexe. Parce que cette vision ne refl ète tout simplement pas les réalités beaucoup plus nuancées et riches de l’identité. Parce que cette vision a déjà assez causé de torts et brisé des personnes qui ne demandaient qu’à être elles-mêmes.
S’il est un message que le geste d’Alex nous crie haut et fort, c’est bien celui-là.