Édifice sur la rue Jean-Bourdon devant le boisé de Saraguay Photo : Philippe Rachiele

Développement immobilier rue Jean-Bourdon : une histoire d’occasions manquées de préservation du patrimoine naturel

Simon Van Vliet, Journaldesvoisins.com, Ahuntsic-Cartierville, le 4 février 2021

L’arrondissement d’Ahuntsic-Cartierville assure avoir fait tout ce qui pouvait l’être, à l’intérieur des pouvoirs dont il dispose, pour minimiser l’impact de la construction d’un imposant manoir sur un terrain forestier jouxtant le bois de Saraguay. Le JDV a retracé l’histoire d’une occasion manquée pour protéger un boisé dont l’intérêt écologique était pourtant établi de longue date.

Rappelons que 220 arbres ont été abattus l’an dernier dans le cadre d’un projet de développement immobilier au 8207, rue Jean-Bourdon, où le co-propriétaire de Porn Hub, Feras Antoon, se fait construire une immense maison. L’arrondissement a par ailleurs autorisé récemment la construction d’une imposante clôture devant la propriété, ce qui occasionnera davantage de coupes d’arbres du domaine privé et, possiblement, du domaine public en bordure du terrain.

« Malgré le nombre élevé d’arbres abattus, le projet a quand même permis de sauver un nombre élevé d’arbres, principalement à l’arrière et dans le corridor écologique à l’ouest du terrain. Il n’aurait pas été possible de permettre un projet tout en préservant tous les arbres du terrain, car il s’agissait d’un bois. Le projet a été travaillé plusieurs fois avec le concepteur pour tenter de minimiser l’abattage d’arbres, mais le requérant souhaitait construire une très grande maison », fait valoir Richard Blais, chef de la division Urbanisme, inspection et permis, à l’arrondissement d’Ahuntsic-Cartierville.

Des échos à l’international

La construction de cette demeure pharaonique a eu des échos jusque dans la presse internationale, dont le tabloïd britannique The Daily Mail, qui n’a pas manqué de souligner que c’est précisément dans le boisé de la rue Jean-Bourdon que s’était embusqué le tueur à gages qui a assassiné le chef mafieux de Niccolo Rizutto en 2009. C’est que la maison, qualifiée de manoir, voire de palais dans les journaux, est proprement gigantesque.

« Quand tu vois l’ampleur de la maison, tu comprends que très grande maison, c’est même un euphémisme », lance le biologiste et avocat spécialisé en droit de l’environnement Jean-François Girard, en éclatant de rire.

Reprenant son sérieux, l’avocat reconnait que, si le projet était conforme à la réglementation et au zonage en vigueur au moment où il a été soumis pour approbation, il était peut-être trop tard pour que l’arrondissement puisse empêcher la construction et l’abattage d’arbres.

Selon lui, il aurait fallu agir bien en amont pour assurer la conservation du boisé. L’arrondissement aurait, par exemple, pu créer une zone de conservation sur ce terrain privé dans la foulée de l’adoption, sous la gouverne de l’administration Tremblay, de la Politique de protection et de mise en valeur des milieux naturels, en 2004.

Un morceau d’écoterritoire perdu à la spéculation immobilière ?

À travers cette politique, la Ville disait vouloir développer une « stratégie d’intervention foncière » afin de protéger et de revaloriser une dizaine d’écoterritoires situés à proximité des parcs-nature. La Ville proposait également de se doter d’un cadre réglementaire, de politiques et d’actions municipales en appui à la protection des milieux naturels soumis à de fortes pressions « compte tenu de la valeur marchande des terrains à haute valeur écologique ».

Jean-François Girard se dit dubitatif par rapport à cette stratégie qui consistait essentiellement à cibler des terrains d’intérêt écologique en vue d’en faire l’acquisition pour les transformer en parcs.

« Tout ce qui mérite d’être protégé ne doit pas nécessairement devenir un parc. Par conséquent, il y a des milieux naturels qui peuvent être protégés par l’approche réglementaire », souligne le spécialiste en droit de l’environnement et en droit municipal qui précise que la loi permet aux municipalités de protéger les milieux naturels, même sur le domaine privé.

Cette approche est d’autant plus pertinente que la Ville de Montréal n’a pas, de son propre aveu, les moyens d’acquérir tous les terrains dont elle souhaite assurer la préservation et la mise en valeur, comme le confirme la mairesse de l’arrondissement d’Ahuntsic-Cartierville, Émilie Thuillier.

« C’est clair qu’on ne peut pas tout acheter, parce que ça coûte cher aussi, c’est malheureux, surtout si des droits de développement ont déjà été donnés », souligne la mairesse.

De fait, en juillet 2011, le lot boisé de près de 12 000 mètres carrés situé entre le boulevard Gouin et la rue Jean-Bourdon a été acheté pour un montant de près de 2,5 millions de dollars par un couple qui souhaitait y créer un ensemble résidentiel.

Le terrain se situe pourtant à l’intérieur de l’écoterritoire de la coulée verte du ruisseau Bertrand qui, selon ce qu’on peut lire dans le plan concept adopté en 2014, comprend « des secteurs encore à protéger dans lesquels se trouvent des milieux naturels d’intérêt ».

« Préserver ce noyau écologique en évitant le morcellement de la forêt » est l’un des objectifs spécifiques qu’on trouve sous la rubrique « pérennité » du plan pour le pôle Saraguay de la coulée verte.

Le schéma d’aménagement de la Ville de Montréal de 2015 qui fixe des objectifs de conservation et d’aménagement des écoterritoires propose à travers la coulée verte du ruisseau Bertrand de « consolider les limites des trois parcs-nature [des Sources, Bois-de-Liesse et Bois-de-Saraguay] en incluant les milieux naturels d’intérêt écologique ».

 

Un intérêt écologique et patrimonial reconnu

L’intérêt écologique du boisé de la rue Jean-Bourdon et l’importance de conserver son intégrité ont ainsi été soulignés à plusieurs reprises au fil des ans par de nombreux intervenants.

Lors des consultations, en 2015, sur le Plan de conservation du site patrimonial du Bois-de-Saraguay, le Conseil régional de l’environnement de Montréal avait, par exemple, recommandé d’assurer la protection de la bande boisée dont la « valeur écologique importante » permettrait « de consolider la trame verte et bleue du grand Montréal ».

Dans un avis émis en juin 2012, le Conseil du patrimoine de Montréal (CPM) avait d’ailleurs recommandé d’« étudier la possibilité de fermer l’avenue Jean-Bourdon sur la portion faisant face au site et sur la possibilité de renaturaliser cette dernière en vue de favoriser la connexion entre le bois implanté sur le site et le Bois-de-Saraguay ».

En 2012 et 2013, le CPM avait en effet été amené à se pencher sur le dossier du boisé. À l’époque, le propriétaire du terrain souhaitait procéder à une opération cadastrale qui consistait à subdiviser le lot en vue d’un éventuel développement immobilier.

En 2011, le nouveau propriétaire du lot, M. Fransceco Lapara, s’était informé auprès de l’arrondissement sur la possibilité de diviser le terrain afin d’y créer huit lots résidentiels. Un conseiller en aménagement, de l’arrondissement, lui avait alors indiqué qu’il serait uniquement possible de diviser le lot en quatre parce que l’arrondissement souhaitait limiter l’abattage d’arbres.

Le terrain mesurant environ 11 250 m2 était alors boisé à 75 %, mais le zonage en vigueur y permettait un usage résidentiel.

Dans son premier avis de 2012, le CPM soulignait que le site à l’étude était l’« une des dernières propriétés du secteur à ne pas avoir été subdivisée en plusieurs lots constructibles ». Un inventaire réalisé par le propriétaire en 2011 avait d’ailleurs permis de dénombrer plus de 400 arbres sur le terrain, dont un grand nombre d’arbres matures. Le CPM disait de plus avoir constaté, au printemps 2012, la présence d’« une flore herbacée et arbustive printanière représentative de ce type de forêt primaire » et s’était inquiété du fait que « toute intervention ferait perdre à ce bois son intérêt et ses caractéristiques d’origine qu’il ne pourrait récupérer avant plusieurs siècles ».

Le CPM soulignait également que la présence sur le terrain d’un sentier ancien reliant l’île Paton au centre-ville conférait aussi au site une certaine valeur historique.

Sans s’objecter au développement résidentiel sur la portion du lot donnant sur le boulevard Gouin, où l’on trouvait par ailleurs déjà une maison, le CPM avait proposé d’inclure la totalité du bois à protéger dans un lot donnant sur l’avenue Jean-Bourdon qui aurait fait l’objet d’une acquisition par la Ville.

Dans un second avis rendu en octobre 2013, le CPM avait de plus appelé à une « réflexion éclairée sur l’avenir des boisés anciens comme celui qui est situé sur le lot à l’étude » et s’était prononcé à nouveau pour que le développement résidentiel soit limité à la partie du lot donnant sur le boulevard Gouin.

« On n’avait pas des élus qui avaient envie [d’aller en ce sens], j’oserais dire ça », avance Émilie Thuillier pour expliquer qu’une telle réflexion n’a pas eu lieu à l’époque.

Afin de mettre un frein au projet, le CPM avait plaidé pour l’imposition d’une réserve aux fins de parc, ce qui aurait eu pour effet de geler toute possibilité de développement sur le site jusqu’à ce que la Ville procède à l’acquisition du terrain, au maximum quatre ans plus tard. Ce délai, indiquait le CPM dans son avis, permettrait à la Ville de « préciser les orientations et les critères en matière d’écosystèmes menacés sur le territoire montréalais, ce qui devrait permettre ultimement de mieux évaluer ce boisé ».

 

Quelqu’un a dit « non! »

« Pour toutes sortes de raisons, ça n’a pas été fait, mais on s’entend qu’au bout du compte, c’est des raisons politiques. C’est quelqu’un, quelque part qui a dit : “non ça ne vaut pas vraiment la peine de l’acheter” », relate la mairesse Thuillier qui siégeait à l’époque comme conseillère dans l’opposition.

En 2014, c’est d’ailleurs elle qui avait appuyé la résolution par laquelle l’arrondissement a refusé l’opération cadastrale, fermant ainsi la porte au projet de lotissement. C’est en réponse à ce refus que le propriétaire de l’époque a intenté une poursuite contre la Ville de Montréal afin de forcer l’arrondissement d’Ahuntsic-Cartierville à autoriser l’opération cadastrale. Le propriétaire s’était adressé à la Cour pour faire déclarer invalide l’article 392.3 du Règlement d’urbanisme sur lequel était fondé le refus de l’arrondissement d’autoriser le lotissement.

Le jugement, rendu en février 2016, à la suite d’une audience tenue en novembre 2015, a donné raison sur toute la ligne au demandeur. Le tribunal a jugé que le Plan d’implantation et d’intégration architecturale (PIIA) applicable à un projet de lotissement sur un terrain situé dans un écoterritoire en vertu de l’article en question ne comptait pas de critères de conservation environnementale suffisamment précis pour justifier que l’arrondissement refuse le lotissement sur un terrain où le zonage en vigueur permettait l’usage résidentiel.

« Cette carence de critères a conduit à des opinions divergentes parmi les personnes, au sein même de l’arrondissement, qui ont procédé à l’analyse de la conformité du projet », avait écrit la juge Sylvie Devito en soulignant dans sa décision que le CPM avait recommandé de refuser l’opération cadastrale tandis que le Comité consultatif d’urbanisme (CCU) en avait recommandé l’approbation. (Notons cependant que le CCU avait, à l’instar du CPM, initialement recommandé le rejet du projet, comme on le verra plus loin.)

Aux yeux du tribunal, le règlement était trop vague pour justifier le refus de l’opération cadastrale et du lotissement.

« Le règlement aurait pu prévoir des critères visant la conservation d’un certain pourcentage des arbres situés sur un terrain, l’aménagement de zones de protection où l’abattage des arbres serait prohibé, ou définir des critères de performance. Or ici, rien de cela n’est prévu », observait la juge Devito.

 

Des amendements, mais sans critères précis

À la suite du jugement, l’arrondissement a amendé son règlement d’urbanisme pour encadrer de façon plus précise les développements permis sur des terrains situés sur une bande de 30 mètres d’un bois, d’une berge, d’un milieu humide ou d’un cours d’eau situé dans un écoterritoire. Mais aucun des critères précis suggérés dans le jugement n’y a cependant été intégré.

« C’est un dossier malheureux dans la mer de décisions actuelles qui disent que les municipalités ont des pouvoirs pour protéger les milieux naturels », déplore Jean-François Girard au sujet du revers cinglant subi par l’arrondissement d’Ahuntsic-Cartierville en février 2016.

Le fait que l’arrondissement n’ait pas intégré à ce moment-là de critères plus précis dans le PIIA ou qu’il n’ait pas procédé à des modifications dans son règlement de zonage représente vraisemblablement une occasion manquée par l’arrondissement de se donner des outils pour encadrer le développement futur sur le terrain.

« Ce n’est que par l’adoption de mesures réglementaires concrètes, restrictives des usages anthropiques qu’on va atteindre des résultats de protection des milieux naturels », tranche l’avocat.

À défaut d’intégrer des règles restrictives dans le règlement de zonage, toute velléité de protection du patrimoine écologique « ne reste que l’énoncé d’un vœu pieux », martèle-t-il.

« Si les règlements ne prévoient pas ce type de mesures de protection là, une fois que le promoteur présente une demande de permis qui est complète et conforme eu égard aux dispositions règlementaires existantes, la municipalité est tenue de délivrer les autorisations demandées », explique Jean-François Girard.

Émilie Thuillier défend pour sa part la diligence et la bonne foi des fonctionnaires de l’arrondissement dans cette saga, dont le premier acte s’est joué peu de temps avant son entrée à la mairie.

« Je pense qu’ils ont travaillé du mieux qu’ils ont pu », indique la mairesse.

Elle ajoute que l’arrondissement aurait risqué de faire face à « une autre crise juridique » s’il avait inscrit dans son règlement des critères qui auraient eu pour effet d’empêcher le lotissement ou de contraindre les usages possibles du terrain de manière à y interdire la construction.