Amir Khadir, 50 ans de vie à Montréal

Samuel Larochelle, Échos Montréal, novembre 2020

Arrivé  au  Canada  à  dix  ans  et  sur  le  point  de  fêter  son  soixantième  anniversaire  de  naissance,  le  12  juin  2021,  Amir Khadir a passé près d’un demi-siècle dans  la  métropole  et  ses  environs.  Tour  à  tour  étudiant,  militant,  médecin,  politicien  et  communicateur,  il  a  vu  l’histoire de sa vie se tisser dans les rues de Montréal.

 

Que connaissiez-vous de Montréal avant d’y immigrer ?

J’avais  une  description  idyllique  faite  par  mon  père,  qui  était parti un an avant nous. Quelques jours avant son départ en retraite, il nous avait pris, mon frère et moi, pour nous parler de Montréal avec une espèce de grand étonnement. Il disait que c’était une ville ressemblant à New York avec ses gratte-ciels, mais où, étrangement, les gens parlent français. Il nous la décrivait comme la plus grande ville au Canada. Pour cette raison, j’étais persuadé que Montréal était aussi la capitale du pays. J’ai d’ailleurs eu une dispute avec des gens avec qui je prenais l’autobus pour aller école, en racontant que mon père était parti à Montréal, la capitale du Canada. On m’avait alors traité de menteur !

 

Pourquoi votre famille a choisi la métropole ?

Mon  père  est  un  francophile  de  longue  date.  Quand  il  était jeune, à la fin des années 40, il a fait partie des derniers  contingents  d’élèves  du  secondaire  en  Iran  qui  ont  appris le français comme la langue seconde. Lorsque les États-Unis  ont  renversé  le  gouvernement  démocratiquement  élu,  en  1953,  ils  ont  changé  le  système  d’enseignement, et l’anglais a supplanté le français. Mon père nous amenait, mon frère et moi, à l’Alliance française de Téhéran,  installée  dans  une  vieille  maison  sympathique  avec  une  cour  intérieure  pleine  d’arbres,  où  on  projetait  des  films français à la belle étoile. Il nous avait aussi inscrit à l’École française Saint-Louis de Téhéran. Puisqu’il rêvait de  vivre  en  Amérique  et  que  tout  tournait  autour  d’une  destination francophone dans sa tête, il a choisi Montréal.

 

Quelles ont été vos premières impressions ?

On est arrivé à la fin septembre. C’était pluvieux, le ciel était bas, plutôt sombre et lugubre. Je me souviens aussi qu’on  était  terriblement  déçu  de  voir  qu’il  n’y  avait  pas  Canada  dry  qui  coulait  des  robinets…  On  avait  imaginé ça avec notre fantaisie enfantine. Par contre, la ville m’est très vite devenue sympathique.

 

Quels quartiers avez-vous habités ?

On  a  vécu  sur  la  rue  Cartier,  au  nord  de  Sherbrooke,  à deux pas du parc Lafontaine, sur le Plateau. Ensuite, on a déménagé sur la rue Messier, un peu plus à l’Est. À l’époque,  c’était  un  quartier  ouvrier  comme  décrit  par  Michel  Tremblay.  Puis,  on  a  quitté  pour  Notre-Dame-de-Grâce,  ce  qui  fut  une  véritable  libération  !  Quand  j’étais jeune, il y avait peu d’immigrants sur le Plateau. C’était très difficile de s’adapter. On était souvent pris à parti,  battus  et  intimidés.  À  l’inverse,  NDG  était  complètement multiethnique. À l’école secondaire St-Luc, il y avait des élèves de cinquante nationalités différentes.

Êtes-vous toujours restés sur l’île ?

Non, nous avons éventuellement déménagé à Saint-Lambert. Rappelez-vous, après le référendum de 1980, plusieurs Anglophones  avaient  quitté  le  Québec  et  de  nombreuses  maisons à Saint-Lambert étaient devenues accessibles aux petits  travailleurs  comme  mon  père,  qui  conduisait  un  taxi, même s’il était enseignant en Iran. Les études m’ont fait revenir à Montréal dans un appartement avec des colocs.  Par  la  suite,  j’ai  habité  avec  un  groupe  de  militants  dévoués à la cause de l’Iran, au début des années 80, pour empêcher la dictature religieuse de s’installer. Tout ça m’a occupé  à  temps  plein  pendant  deux  ans.  Puis,  ma  vie  de  couple m’a poussé à retourner vivre à Saint-Lambert avec ma femme Nina, avant d’aller vivre avec la famille élargie à Pierrefonds. Nous sommes revenus vivre sur le Plateau, près du métro Mont-Royal, à l’été 2008.

 

Quel sentiment vous a habité en devenant député de Mercier, situé dans le quartier de votre enfance ?

À mes yeux, il y a une forte association entre la démographie et la façon dont les idées de gauche progressent. Les phénomènes de transformation politique et les courants  de  gauche  émergent  pratiquement  toujours  des  endroits à forte densité urbaine, comme ce fut le cas de la Révolution française dans les rues de Paris et de tant d’autres  exemples.  Mercier  est  le  premier  comté  qui  a  élu quelqu’un de radicalement à gauche, alors que c’est le  plus  densément  peuplé  du  Canada.  Mon  sentiment  d’attachement  à  ce  quartier  central  de  Montréal  n’est  pas surprenant. Ça coulait de source que je me présente dans Mercier, alors que je réfléchissais à comment militer avec la gauche émergente, au début des années 2000. C’était un coin avec des antécédents très forts en innovation politique.

Comment votre rapport au quartier a-t-il évolué en devenant député ?

À partir du moment où les gens de Mercier m’ont choisi avec Québec solidaire pour les représenter, mon attachement est devenu  encore  plus  solide.  J’ai  découvert  le  quartier  autrement avec mon travail de terrain. Je l’ai marché, pédalé et visité comme jamais. Quand je suis revenu y vivre avec ma conjointe  et  mes  trois  filles  en  2008,  ça  faisait  longtemps  qu’on n’y avait pas habité. L’impression qui se dégageait était celle  d’un  quartier  bon  chic  bon  genre,  branché,  avec  des  gens bobos. Par contre, quand je l’ai sillonné avec les yeux d’un  intervenant  social  et  politique,  qui  doit  tenir  compte  de  toutes  les  dimensions  de  cet  environnement,  j’ai  vu  les  failles, les contradictions et les différences de classe. Dans le Plateau, comme ailleurs, certaines zones sont frappées par la pauvreté, l’isolement et la difficulté d’accès aux services.

Quel développement majeur souhaitez-vous voir à Montréal ?   Depuis  au  moins  quinze  ans,  grâce  aux  réflexions  que  j’ai  eues  avec  des  gens  comme  Richard  Bergeron  et  Claude  Mainville,  qui  ont  plus  tard  fondé  Projet  Montréal,  je  souhaite des transports en commun qui ont enfin du sens ! On doit  arrêter  d’avoir  l’air  de  minus  en  comparaison  avec  les  grandes  villes  européennes.  Il  faut  inciter  les  gens  à  rester  plus  proche  du  centre  de  Montréal  et  s’arranger  pour  qu’il  y ait moins de pollution. La métropole devrait chercher à se rapprocher des standards européens en transports publics.