Roxanne Langlois, GRAFFICI, Gaspésie, septembre 2020
Les mots sciences et Gaspésie sont rarement évoqués dans la même phrase. Pourtant, plusieurs personnes résidant dans la région mènent des carrières fascinantes dans ce domaine. GRAFFICI débute, dans cette édition, une série de textes portant sur des Gaspésiens et Gaspésiennes qui se distinguent par leurs connaissances pratiques et théoriques en sciences. S’il sera évidemment question de sciences pures, nous ferons également une place aux sciences sociales. Comme pour les disciplines, l’âge des personnes interviewées variera passablement. Enfin, il y aura des diplômés, mais aussi des autodidactes. C’est d’ailleurs avec un autodidacte que nous débutons cette série.
À cinq ou six ans, Jason Willett sillonnait déjà avec ses parents les plages Anderson et Rotary, les abords de la rivière Cascapédia ainsi que le banc de Maria, en quête d’agates, de géodes et de petits fossiles. «Ça doit sûrement partir de là», lance d’emblée celui qui est devenu l’un des seuls préparateurs de fossiles au pays et qui participe à l’avancement de la science, en direct de sa Gaspésie natale, dans son laboratoire du parc national de Miguasha.
L’homme humble et réservé que rencontre GRAFFICI a étudié en sciences humaines au cégep et a débuté deux diplômes d’études professionnelles (DEP) sans réellement trouver sa voie. C’est finalement un emploi d’été de guide-interprète au parc national de Miguasha, au début des années 2000, puis un autre de garde-parc patrouilleur sur ce même site, tout juste après, qui le mèneront devant son binoculaire. Car non, il n’existe aucun parcours scolaire formel menant au travail méticuleux qu’effectue chaque jour le principal intéressé.
C’est plutôt grâce aux connaissances généreusement léguées pendant plusieurs années par son mentor Norman Parent, qui a occupé ces fonctions jusqu’à sa retraite en 2016, qu’il a pu prendre la relève et les rênes du laboratoire. «Norman a travaillé ici pendant plus d’une trentaine d’années. Il était un pilier. La grande majorité de tout ce que je connais, surtout ce qui concerne la falaise et l’emplacement des fossiles, c’est à lui que je le dois », souligne Jason Willett. Un séjour formateur de plusieurs mois au Muséum d’histoire naturelle de Paris lui permettra aussi d’assimiler les différentes facettes de son métier. Il pourra ainsi mettre en valeur des morceaux d’histoire vieux de 380 millions d’années, datant de ce qu’il convient d’appeler l’époque du Dévonien supérieur.
En plus de découvrir et cueillir lui-même des fossiles de plantes et de poissons issus de la prolifique falaise fossilifère, l’homme originaire de New Richmond examine les centaines de pièces retrouvées sur place chaque saison. Il est alors chargé, avec l’équipe de recherche en poste, de sélectionner les plus significatives et les plus rares. Il les extrait ensuite de leur gange sédimentaire pour exposer le matériel osseux : tout cela sans abîmer le tout, évidemment. C’est à l’aide d’un burin à air comprimé, un outil semblable à celui utilisé en dentisterie, qu’il s’exécute méticuleusement.
Alors que sous son microscope passent des vestiges d’une tout autre époque, le technicien à la patience infinie pose des gestes définitifs qui exigent un excellent sens de l’observation ainsi qu’une dextérité sans faille. Fasciné par les spécimens sous sa loupe, il passe de longues heures coupé du monde, en tête-à-tête avec le passé. « J’aime beaucoup, beaucoup mon travail, mais je ne pense pas que ce soit fait pour tout le monde. Quand je m’applique vraiment et que je me concentre uniquement sur la préparation de fossiles, je peux faire une trentaine d’heures de binoculaire par semaine, assis et seul. Ça prend de bonnes playlists et de bons podcasts », admet-il.
Bien que singulier, ce travail semble avoir été fait sur mesure pour l’homme désormais âgé de 41 ans, heureux de contribuer à faire avancer les connaissances scientifiques. « J’aime beaucoup l’acte de préparer, mais ce qui me plaît le plus, c’est l’idée que mon travail soit concrètement utilisé et qu’il permette d’améliorer la compréhension que l’on a de cette période. Ça peut mener à des publications scientifiques », se réjouit le passionné. Qui plus est, celui qui réside à Pointe-Fleurant, à Escuminac, se considère privilégié de pouvoir mener une carrière stimulante à deux pas de la maison.
Préparer le roi Elpi
Jason Willett est en congé, le 4 août 2010, lorsque l’un de ses collègues, le garde-parc patrouilleur Benoît Cantin, déniche le fossile d’un Elpistostege watsoni de 1,6 mètre sur la plage de Miguasha; c’est la toute première fois de l’histoire qu’un spécimen complet de cette espèce est retrouvé. Ce trésor révélé par la marée et l’érosion naturelle constitue aussi, sans contredit, la découverte la plus importante faite en 135 ans de recherche à Miguasha, dont le site fait partie du Patrimoine mondial de l’UNESCO depuis 1999. «Ça me rend vraiment heureux que quelqu’un l’ait trouvé. On aurait pu passer à côté. Des milliers de personnes, pendant de très nombreuses années, ont marché dessus sans savoir qu’il était là », souligne M. Willett.
Si cette trouvaille extraordinaire qui enthousiasmera les experts du monde entier n’est pas la sienne, Jason Willett y est néanmoins fortement lié, puisque en fait, il en a consigné le tout premier segment. «Une fois qu’il a été extrait de ses sédiments et qu’il a été préparé, on a réalisé qu’il manquait l’extrémité de la queue du fossile. La préposée aux collections, Johanne Kerr, a fouillé partout pour savoir s’il avait déjà été identifié ou répertorié. On a réalisé que je l’avais déjà trouvé, en 2007 », relate-t-il, tout sourire.
Précisons que le roi Elpi, tel qu’il sera surnommé, aura préalablement été précieusement emballé et expédié à l’Université du Texas afin d’être scanné grâce à une technologie de pointe, la tomodensitométrie axiale (CT-scan); cette étape aura permis de lever le voile sur les différentes strates de sédiments l’entourant. Lorsqu’Elpi est de
retour dans la Baie-des-Chaleurs, c’est nul autre que Jason Willett qui est chargé de le préparer. Alors qu’il travaille habituellement à l’aveugle, il sera cette fois-ci guidé par l’imagerie numérique réalisée aux États-Unis. Le technicien abattra un travail de moine de quelque 2700 heures. « J’ai de la poussière d’Elpi dans les poumons. J’ai passé beaucoup, beaucoup de temps avec lui! », blague-t-il.
Ce dernier était d’ailleurs, tout au long de ce minutieux marathon, tout à fait conscient de l’importance scientifique du fossile qui lui avait été confié : « en toute honnêteté, j’ai été stressé presque tout le long de la préparation. […] J’étais capable de la faire et de bien la faire, mais j’en étais à mes débuts ». L’Elpistostege watsoni retrouvé à Miguasha est en effet un témoin clé de l’évolution des vertébrés, notamment de leur passage de l’eau à la terre ferme.