Nelson Sergerie, Graffici, Gaspésie, juin 2020
Depuis plus de deux mois, il est présent dans l’actualité. Le Dr Yv Bonnier Viger surveille, analyse et tente d’influencer le gouvernement du Québec sur les meilleures pratiques à adopter pour contrer la COVID-19 dans la région. Portrait de l’homme qui veille sur la santé des Gaspésiens.
Le directeur régional de la Santé publique tentait par tous les moyens de maintenir le blocus à La Pocatière en ayant des discussions intenses avec les autorités provinciales au moment où GRAFFICI l’a rencontré. Malgré tout, la circulation a repris. C’est dans ce contexte qu’il nous reçoit à son bureau, situé à Gaspé.
«C’est un humain comme les autres, mais qui a un parcours un peu particulier, qui a eu la chance de vivre dans une famille qui lui a permis de se développer correctement et qui a eu une belle vie pendant ses 70 ans», répond d’entrée de jeu le médecin lorsqu’on lui demande qui est Yv Bonnier Viger.
Le spécialiste vient d’avoir 70 ans (le 23 mai)et a un mandat valide jusqu’en 2023. À cet âge, il pourrait prendre une retraite. «Je pense que j’ai arrêté de travailler à 19 ans et que j’ai eu envie de faire ce que je voulais dans la vie. Je n’ai pas l’impression de travailler. J’ai l’impression d’apprendre toujours de nouvelles choses et de rendre service aux autres. J’ai beaucoup de plaisir à faire ce que je fais. Ce n’est pas lourd travailler sept jours sur sept. Je me ressource continuellement.»
Le pouce après le collège
La médecine s’impose rapidement dans les choix de carrière d’Yv Bonnier Viger. Mais son parcours atypique l’amène à amorcer sa formation seulement en 1992, à l’âge de 42 ans.
«Ça s’est imposé. Je n’avais aucune idée de ce que je voulais faire. Tout m’intéressait», dit-il, alors qu’il obtient en 1969 un diplôme d’études collégiales en sciences pures au Collège de Lévis. M. Bonnier Viger quitte immédiatement le Québec pour explorer le reste du monde, alors que la société se remet en question.
«En refusant d’emblée d’aller à l’université après les études collégiales et en allant voir comment les gens vivaient en Amérique du Sud et de travailler avec eux, ça m’a définitivement ouvert l’esprit. Ça a été très marquant.»
En mai 1970, un violent tremblement de terre fait plusieurs victimes dans les Andes. Il y devient alors secouriste. «C’est là que j’ai réalisé ma grande incompétence dans le domaine de la santé avec des enfants qui mouraient dans mes mains. C’est pour ça que j’ai décidé de revenir étudier la médecine», raconte le médecin qui gère la Santé publique de la Gaspésie et des Îles-de-la-Madeleine depuis quatre ans.
Revenu en juillet, il rate son entrée à l’université. On lui suggère les sciences sociales. Mais les souvenirs des tragiques événements du séisme lui démontrent un décalage entre la formation et la réalité terrain. Il entre donc une première fois en médecine en septembre 1971.
«On a fondé un journal qui s’appelait ‘L’abcès’ où on discutait du rôle de la médecine et comment elle servait plus à réparer qu’à prévenir la maladie. On était très proche de la médecine sociale et préventive qui était un tout nouveau département qui venait de s’ouvrir avec Jean Rochon [ancien ministre péquiste de la Santé]. On était à contresens de nos professeurs, alors que les cours se donnaient dans des amphithéâtres de 300 à 400 personnes. Ça n’avait aucun sens. On était un peu révolté par rapport à ça.»
Il met ses études sur pause durant la grève du front commun de 1972 pour baigner dans le monde ouvrier. Un an plus tard, le département de la Santé au travail au ministère des Affaires sociales voit le jour. «C’est là que je me suis recollé à la médecine, mais j’ai été confronté à la hiérarchie médicale et à certaines aberrations. Ça a créé beaucoup de conflits avec mes patrons. J’ai démissionné, car je ne me voyais pas dans ce monde-là.»
Il retourne dans le monde ouvrier en1975. Entre le travail et le chômage, il devient mécanicien industriel notamment chez MLW/Bombardier. L’entreprise cherchait un mécanicien de locomotive au Bengladesh. N’ayant pas été retenu, il devient formateur pour résoudre des problèmes de santé liés à l’eau. Dix ans plus tard, ses connaissances en médecine et mécanique lui servent à construire des puits d’eau potable en Guinée-Bissau.
De retour à Montréal, il amorce un baccalauréat en mathématiques à l’âge de36 ans et repart au Burundi pour enseigner l’informatique au département de médecine. Il est alors confronté au SIDA.
Durant son séjour, il rencontre Pierre Viens, un microbiologiste qui l’avait formé dans les mesures de prévention. Il implantait un programme de lutte contre le sida.
«Il m’a demandé pourquoi tu ne viendrais pas faire ta médecine. Il m’a convaincu de refaire application à la fin de mon travail au Burundi. Je suis allé à Québec passer une entrevue. Mais j’avais encore une certaine colère que j’ai exprimée contre les chirurgiens qui, au lieu de s’occuper du monde, ne pensaient qu’à couper. Ça les a comme choqués. Ils ne m’ont pas refusé, mais ils m’ont mis sur une liste d’attente.» Le purgatoire durera cinq ans.
Pierre Viens le convainc alors d’opter pour l’épidémiologie, plutôt qu’une maîtrise en mathématique. Il en sort avec une maîtrise sur la surveillance épidémiologique du SIDA en Afrique. Cela le ramène sur ce continent afin de mettre son mémoire en application, mémoire qui est devenu du matériel pédagogique. Le projet créé aura duré 30 ans.
Enfin, la médecine
C’est à cette époque que la porte de la médecine s’ouvre, en 1992, alors qu’il a 42 ans, mais on lui impose de faire un doctorat pour modéliser des formules mathématiques en épidémiologie. Avec ses acquis, la formation est plus facile.
«En 20 ans, les choses avaient beaucoup évolué, en particulier la pédagogie. On n’avait plus ces grands amphithéâtres. On avait gagné la bataille, car on avait des cours par petits groupes. On avait des approches par problèmes. Pleins d’affaires qui étaient beaucoup plus intéressantes. J’ai eu un deuxième cours beaucoup plus harmonieux», alors qu’il trouve le temps de prendre une charge de cours en épidémiologie.
À la fin de la formation, Yv Bonnier Viger découvre la santé communautaire, aujourd’hui la santé publique. Mais en 1999, sa conjointe est atteinte d’un cancer. Avec six mois à vivre, elle se bat, ce qui permet au couple d’aller en Europe. Au retour, il complète sa spécialité et il devait s’installer au Nunavik, mais devant la maladie, il atterrit plutôt à Gaspé en 2001 comme médecin-conseil à la Direction de la santé publique. Son épouse décède en février2002.
Il quitte pour créer la Direction de la santé publique en territoire Crie jusqu’en 2008. Il amorce en 2007 une maîtrise en management à l’Université McGill qu’il complétera avec un congé sans solde. Pendant sa sabbatique, un successeur avait décidé de le congédier. Plutôt que de mener un combat, il démissionne. Recruté par l’Université Laval comme responsable de la coordination du Département de médecine sociale et préventive à temps partiel, il agit en parallèle comme adjoint médical du directeur de la santé publique en Chaudière-Appalaches. En 2010, il devient directeur du département.
«Après cinq ans, je trouvais que je devenais de plus en plus théorique. J’ai commencé à sentir que j’étais loin du terrain. Plutôt que de renouveler, j’ai décidé de prendre un job de directeur de santé publique. J’ai vu par hasard que Gaspé en cherchait un, un an après la réforme Barrette et la tendance autoritaire qui s’était installée. Je trouvais le défi intéressant à relever. C’est pourquoi j’ai atterri ici en 2016.»